Fin de vie : encore une décision de la Cour européenne des droits de l’Homme - CEDH, 27 juin 2017, Charles Gard et a. c. Royaume-Uni
Vincent Humbert, Vincent Lambert, Marwa, Charlie Gard, ces noms ont une résonnance particulière pour quiconque suit l’actualité juridique et médicale de ces quinze dernières années. Il est désormais rare qu’une année passe sans qu’une affaire concernant des patients en fin de vie, et les termes « maladies dégénératives », « état végétatif ou pauci-relationnel » et « obstination déraisonnable » n’apparaissent dans les médias. Les évolutions médicales permettent aujourd'hui un « maintien artificiel de la vie » des patients, là où sans de tels soins, l’organisme ne survivrait pas seul. La définition des soins cependant est en elle-même épineuse, certaines personnes refusant à la nutrition et à l’hydratation le caractère de « thérapeutique » qu’en France, la loi Léonetti leur confère. Cette loi vise justement à limiter l’acharnement thérapeutique, en autorisant l’arrêt des soins quand ceux-ci ne sont qu’un maintien artificiel de la vie et constituent une « obstination déraisonnable ». Dans la très médiatique affaire Charlie Gard, la Cour de Strasbourg se trouvait devant deux questions principales : quelle est la marge de manœuvre des autorités publiques en termes de respect du droit à la vie tel que contenu dans l’art. 2 CEDH, et donc en termes d’accès à des traitements expérimentaux ? Dans quelle mesure le standard de « l’intérêt supérieur de l’enfant » prévaut-il sur celui de « souffrances graves » pour légitimer l’ingérence de l’Etat dans la vie privée et familiale des parents ? Il a paru nécessaire à la Cour de rappeler en premier lieu que ses Etats-membres disposent d’une large marge d’appréciation en ce qui concerne la fin de vie, lui conférant ainsi une double responsabilité positive et négative (I). Ensuite, les Etats peuvent légitimement limiter le droit au respect de la vie privée ou familiale quand, notamment, cela est nécessaire dans une société démocratique : en l’occurrence, cela impliquait la protection de l’intérêt supérieur de l’enfant (II).
Fin de vie : encore une décision de la Cour européenne des droits de l’Homme
CEDH, 27 juin 2017, Charles Gard et a. c. Royaume-Uni
Vincent Humbert, Vincent Lambert, Marwa, Charlie Gard, ces noms ont une résonnance particulière pour quiconque suit l’actualité juridique et médicale de ces quinze dernières années. Il est désormais rare qu’une année passe sans qu’une affaire concernant des patients en fin de vie, et les termes « maladies dégénératives », « état végétatif ou pauci-relationnel » et « obstination déraisonnable » n’apparaissent dans les médias. En arrière-plan, ce sont souvent des drames familiaux, des accidentés de la vie, avec de lourds affrontements juridiques entre membres de famille et corps médicaux. Les progrès de la science en matière médicale permettent certes des améliorations notables de l’état de santé de certains patients, mais quand cela est impossible ils cherchent à accompagner le plus sereinement possible ces patients en fin de vie, dans le cadre des soins palliatifs.
Les évolutions à l’œuvre sont telles qu’elles permettent désormais un « maintien artificiel de la vie » des patients, là où sans de tels soins, l’organisme ne survivrait pas seul. La définition des soins cependant est en elle-même épineuse, certaines personnes refusant à la nutrition et à l’hydratation le caractère de « thérapeutique » qu’en France, la loi Léonetti[1] leur confère. Cette loi vise justement à limiter l’acharnement thérapeutique, en autorisant l’arrêt des soins quand ceux-ci ne sont qu’un maintien artificiel de la vie et constituent une « obstination déraisonnable »[2]. Les affaires précitées posent de profondes questions éthiques : un homme ou une femme peut-il décider de sa propre mort ? Dans le cas d’une personne inconsciente ou incapable, l’avis des médecins peut-il prévaloir sur celui des parents ? Celui-ci doit-il seulement être pris en compte ? Y-a-t-il une chance que les traitements procurés entraînent une amélioration de l’état du patient ? Si non, est-il raisonnable de lui procurer de tels soins et de telles ressources médicales quand d’autres pourraient en profiter davantage ? Les questions sont nombreuses, et varient selon l’état du patient – conscient, inconscient, végétatif.
La Cour Européenne des Droits de l’Homme a rendu à ce sujet une décision le 27 juin 2017 dans l’affaire Gard c. Royaume-Uni. Charlie Gard était né en août 2016, apparemment en bonne santé. A deux mois, il fut admis au Great Osmond Street Hospital (GOSH) en présentant des signes de faiblesse musculaire, des difficultés respiratoires et nutritives, ainsi qu’une croissance ralentie. Une maladie génétique neurodégénérative rare lui fut diagnostiquée : le syndrome de déplétion de l'ADN mitochondrial (SDAM). Les rares cas connus de cette maladie dégénérative avaient tous conduit, après une progression rapide de la dégénérescence, à une mort subite du nourrisson. Début 2017, les parents de Charlie identifièrent aux Etats-Unis un traitement expérimental dont Charlie pourrait bénéficier. Un traitement de ce type – l’adjonction de nucléosides dioxypyrimidine – avait un temps été envisagé par les médecins du GOSH, avant que l’état de Charlie n’empire en janvier. Ceux-ci devinrent convaincus que tout traitement, soins intensifs ou traitement nucléoside, serait futile. Un physicien impliqué dans la recherche nucléoside offrit de procurer le traitement aux Etats-Unis, et des fonds furent levés par les parents pour payer le voyage. L’équipe médicale du GOSH refusa le transfert et demanda le 28 février 2017 à la Family Division de la High Court le retrait du respirateur artificiel et le transfert en soins palliatifs. Les parents s’y opposèrent, mais la requête de l’hôpital fut acceptée le 11 avril. Après qu’un appel a été interjeté par les parents, la décision fut confirmée le 23 mai par la Cour d’Appel, puis par la Cour Suprême le 20 juin. Après la saisine de la Cour Européenne d’une demande en indication d’une mesure provisoire urgente, accordée le 9 juin, les parents saisirent la Cour sur le fond de l’affaire le 19 juin 2017.
Parmi les divers moyens avancés, les requérants arguaient tout d’abord que le refus d’accès au traitement expérimental de la part de l’hôpital, confirmé par les tribunaux britanniques, constituait une violation positive du droit à la vie garanti par l’article 2 de la CEDH. En outre, selon les requérants, la décision de la High Court prise au regard de l’intérêt supérieur de l’enfant était une ingérence disproportionnée dans les droits garantis par l’article 8 de la CEDH, et aurait dû être prise en fonction de la probabilité pour l’enfant d’endurer des « souffrances graves » en cas de traitement expérimental.
La Cour Européenne des Droits de l’Homme se trouvait ainsi devant deux questions principales : Quelle est la marge de manœuvre des autorités publiques en termes de respect du droit à la vie tel que contenu dans l’art. 2 CEDH, et donc en termes d’accès à des traitements expérimentaux ? Dans quelle mesure le standard de « l’intérêt supérieur de l’enfant » prévaut-il sur celui de « souffrances graves » pour légitimer l’ingérence de l’Etat dans la vie privée et familiale des parents ?
Il a paru nécessaire à la Cour de rappeler en premier lieu que ses Etats-membres disposent d’une large marge d’appréciation en ce qui concerne la fin de vie, lui conférant ainsi une double responsabilité positive et négative (I). Ensuite, les Etats peuvent légitimement limiter le droit au respect de la vie privée ou familiale quand, notamment, cela est nécessaire dans une société démocratique : en l’occurrence, cela impliquait la protection de l’intérêt supérieur de l’enfant (II).
I. Droit à la vie : une marge d’appréciation laissée aux Etats-membres dans les décisions concernant la fin de vie
L’article 2 de la CEDH dispose que « le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement […] ». Les requérants avançaient devant la Cour de Strasbourg le moyen selon lequel le refus d’accès à un traitement expérimental était une violation positive du droit à la vie (A). Cependant, la Cour examine également le cas du retrait des traitements essentiels au maintien de la vie (B).
A. L’accès aux traitements expérimentaux pour les patients en phase terminale
Tout au long de sa décision, la Cour rappelle l’obligation positive faite aux Etats de mettre en place un cadre légal approprié, et donne l’exemple de règlements obligeant les hôpitaux à adopter des mesures adéquates pour la protection de la vie de leurs patients. Ainsi, dans le précédent Hristozov et al. c. Bulgarie[3], la Cour avait noté que l’art. 2 de la Convention ne pouvait être interprété comme permettant une règlementation particulière des patients en phase terminale, notamment concernant l’accès à des produits médicinaux non-autorisés.
En la présente espèce, la Cour note tout d’abord qu’il importe peu que le traitement ne soit qu’expérimental et n’ait jamais été essayé sur des humains ou des animaux (§86). Les requérants ne cherchent pas à prouver l’absence du cadre légal précité, qui existe au Royaume-Uni, notamment avec la nécessité de consulter un Comité d’Ethique avant tout accès à un traitement nucléoside. Ce cadre légal est directement inspiré des directives européennes. La Cour confirme donc la solution retenue dans Hristozov et al. c. Bulgarie et rejette ce moyen comme manifestement dénué de fondement : le refus d’accès à un traitement expérimental ne constitue pas une violation du droit à la vie.
Si la Cour s’attarde peu sur ce moyen, qui était pourtant l’un des principaux de la requête, et se conforme strictement au ratio decidendi précédent, certaines remarques peuvent néanmoins être faites. Il est nécessaire de s’attacher aux faits précis du cas d’espèce, qui est celui d’un nourrisson, incapable d’exprimer un souhait, inconscient qui plus est et dont le système nerveux et cérébral n’est pas encore complètement développé. Dans le cas d’un adulte, même inconscient et maintenu artificiellement en vie, il eût sans doute fallu se concentrer sur ce que l’on savait des vues de cet adulte sur tel ou tel traitement. Et si cet adulte avait exprimé des vues favorables sur son maintien artificiel en vie, ou sur un certain traitement expérimental, il eût aussi fallu, ceteris paribus, suivre ses volontés dans la mesure du possible – sans toutefois faire peser une contrainte trop grande sur les ressources médicales, ce qui n’était pas le cas dans l’affaire Charlie, avec la levée de fonds privés. Car un adulte peut choisir ce qui ne semble pas être dans son intérêt supérieur, même si les chances de bénéfice d’un traitement semblent très faibles. Qui est en effet mieux placé pour juger de l’intérêt supérieur d’une personne que la personne concernée elle-même ?
L’autonomie du patient – sa capacité à faire des choix autonomes, fussent-ils déraisonnables - n’est donc suppléée que quand elle n’est pas ou plus capable d’être exercée, comme c’est le cas dans l’affaire Gard. Ici, l’intérêt supérieur de l’enfant est donc déterminable et déterminé, en prenant en compte la volonté des parents, mais sans se fonder uniquement sur elle, comme nous le verrons ensuite. Il est possible de débattre de la réelle autonomie d’un patient adulte inconscient, et du bien-fondé de se baser sur des choix exprimés avant qu’il ne se trouve dans cette position. Si la souffrance se trouve être plus terrible qu’il n’avait pu l’imaginer, il pourrait vouloir se rétracter mais pourrait en être physiquement incapable, en raison de son inconscience et de son incapacité à communiquer. C’est pourquoi il est difficile d’émettre une solution catégorique concernant une telle hypothèse.
Il est néanmoins plausible que la décision eût été différente si Charles Gard avait été un adulte, ayant exprimé des vues précises et positives sur le traitement nucléoside ou le maintien en respiration artificielle. En France, c’est d’ailleurs la solution qu’avait retenue le juge administratif des référés le 24 juin 2014, en interprétant la volonté anticipée de Vincent Lambert[4], et en faisant un élément décisif de son argumentation pour justifier l’arrêt des soins : en l’occurrence, c’est bien l’autonomie personnelle du patient hors d’état d’exprimer sa volonté qui est prise en compte.
B. Le retrait des traitements essentiels au maintien de la vie
Bien que seul le refus d’accès au traitement expérimental soit contesté par les parents, la Cour s’attache aussi à démontrer que le retrait de moyens essentiels au maintien de la vie ne constitue pas une violation de l’article 2 de la CEDH. Cette question est intimement liée à l’affaire, puisque que c’est l’objet de la requête que le corps médical du GOSH avait formulée en toute première instance devant les tribunaux britanniques. Cette question avait été particulièrement analysée dans l’affaire Lambert et autres c. France[5]. La Cour rappelle alors les trois éléments à prendre en compte : l’existence en droit primaire d’un cadre réglementaire compatible avec l’article 2, la prise en compte des souhaits du patient exprimés antérieurement, des personnes proches de lui et les avis du corps médical, ainsi que la possibilité offerte de recourir à la justice en cas de doute quant à la décision à prendre dans l’intérêt du patient (Lambert et autres c. France §143).
S’appuyant sur la décision Glass c. Royaume-Uni, la Cour conclut rapidement à la satisfaction du premier élément. Rien ne laisse croire à un conflit entre le cadre réglementaire en place au Royaume-Uni et les principes posés dans la Convention sur les Droits de l’Homme et la Biomédecine en matière de consentement du patient[6].
Concernant le deuxième élément, la Cour rappelle que les requérants ne se sont pas plaints d’une absence de prise en compte de leur avis à ce sujet, mais que cela rejoint leur demande relative à la violation de l’article 8 de la Convention concernant le respect de la vie privée et familiale. Tout d’abord, bien que Charlie Gard n’ait pu exprimer son opinion, il était représenté devant les tribunaux domestiques par un tuteur professionnel et indépendant nommé pour l’occasion par les tribunaux. Tout le personnel médical impliqué fut consulté, le spécialiste chargé de Charlie Gard, l’équipe hospitalière composée de pédiatres et d’infirmières, d’autres équipes hospitalières spécialisées en Europe, ainsi que le propre expert médical des requérants. Le juge britannique rendit visite à Charlie à l’hôpital, et la Cour d’Appel prit contact avec le docteur américain qui proposait le traitement expérimental. Ce dernier fut invité à exprimer ses avis sur son traitement avec les docteurs en charge du nourrisson. Enfin les parents furent impliqués, représentés, et leurs avis furent particulièrement pris en compte. Tous ces éléments permettent à la Cour de décider que la prise en compte de souhaits des différentes parties impliquées a été effective.
Enfin, s’agissant du troisième élément, la possibilité de recours aux tribunaux en cas de doute sur la décision à prendre dans l’intérêt du patient, celle-ci est également satisfaite. En l’occurrence, le droit anglais n’offrait pas une simple possibilité, mais imposait un devoir de consulter les tribunaux – et c’est ce que les médecins du GOSH ont fait de manière appropriée.
Tous ces éléments réunis, la Cour rappelle qu’il n’existe pas de consensus au sein des pays parties à la Convention quant au retrait du maintien artificiel de la vie, mais qu’il existe un consensus quant à l’importance primordiale de la prise en compte des souhaits du patient dans le processus de décision, quelle que soit la manière dont ces souhaits sont exprimés (consensus traduit en France par la Loi Léonetti, dans l’art. 1111-4 du Code de la Santé Publique, et réaffirmé dans l’affaire précitée Lambert c. France §147). Ceci rejoint d’ailleurs l’avis exprimé plus haut selon lequel, si Charlie avait été un adulte inconscient ayant exprimé des vues favorables sur le maintien artificiel en vie, celui-ci ne lui aurait sans doute pas été retiré : si le patient est conscient, ou inconscient mais qu’il a exprimé certains souhaits, sa volonté doit être totalement impliquée dans la décision médicale d’arrêt des traitements.
En l’absence d’une telle volonté, la Cour rappelle donc que les Etats disposent d’une marge d’appréciation, pour permettre ou refuser la continuation des soins de maintien artificiel de la vie, mais aussi dans la « recherche de l’équilibre entre la protection du droit à la vie des patients et la protection de leur droit au respect de la vie privée et de leur autonomie. » (§84). Les tribunaux britanniques étaient donc compétents en l’occurrence et ne violaient pas la Convention en refusant le traitement expérimental et en autorisant un arrêt des soins. Cependant, ils avaient la possibilité d’autoriser un tel traitement. Pourquoi ne l’ont-ils pas fait, alors que celui-ci était disponible, et que procurer celui-ci à Charlie n’aurait pas empiété sur les ressources médicales britanniques, puisque une levée de fonds privée avait été réalisée ? C’est tout l’intérêt de la deuxième question que la Cour a eu à résoudre.
II. « L’intérêt supérieur de l’enfant », but légitimant une ingérence dans le droit au respect de la vie privée et familiale
L’article 8 de la CESDHL prévoit que « toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ». Comme nombre de droits fondamentaux, ce droit peut parfois subir une ingérence ou restriction légitime de la part de l’Etat, si celle-ci est « prévue par la loi », « qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire » à la poursuite de certains buts légitimes : « la sécurité nationale, la sûreté publique, le bien-être économique du pays, la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales, la protection de la santé ou de la morale, ou la protection des droits et libertés d’autrui ». La Cour va rappeler que ladite ingérence est prévue par la loi et motivée par un but légitime (A), avant de montrer que sa nécessité est fonction des intérêts supérieurs de l’enfant et non de la possibilité que celui-ci endure une « souffrance grave » (B).
A. Une ingérence prévue par la loi et poursuivant un but légitime
Imposer un traitement sur un enfant contrairement aux objections de ses parents est une ingérence dans les droits de cet enfant au respect de sa vie privée, notamment au respect de son intégrité physique, comme le rappelle la Cour en citant M.A.K and R.K c. Royaume-Uni[7]. Si le conflit entre parents et corps médical est insurmontable, il convient alors de s’adresser à la justice, qui déterminera si l’ingérence est légitime, nécessaire et prévue par la loi. Il s’agit de trouver l’équilibre entre tous les intérêts impliqués : ceux de l’enfant, ceux des parents et celui de l’ordre public, en sachant que l’intérêt supérieur de l’enfant doit se voir attribuer une place particulière dans l’obtention de cet équilibre[8]. En l’occurrence, il est important de noter que les parents de Charlie ne soulèvent pas ce moyen au nom de leur enfant, mais seulement en le leur. La Cour reconnait l’interférence dans les droits parentaux, et s’attache ensuite à démontrer la conformité à la loi et la légitimité du but poursuivi.
Comme dit précédemment, les requérants ne se plaignent pas d’un défaut de base juridique, car le cadre réglementaire britannique concernant de telles questions est bien en place. La Cour rappelle donc que ce cadre réglementaire vise à « préserver la vie du patient, sauf circonstances exceptionnelles […], privilégie le consentement parental et, dans des cas d’urgence, requiert des docteurs de faire intervenir les tribunaux en cas d’objection parentale » (§111). Il n’y a donc pas d’imprévision et d’arbitraire possible dans la procédure, toutes les règles étant clairement définies : l’ingérence est donc prévue par la loi.
De la même manière, le but poursuivi par les docteurs, et confirmé par les tribunaux domestiques, est légitime, puisque qu’il vise à protéger « la santé et la morale » ainsi que les « droits et libertés » d’un enfant mineur, deux des buts énoncés par l’art.8 al.2 de la CEDH. Reste pour la Cour à prouver que cette ingérence est bien « nécessaire dans une société démocratique ».
B.
Refus du test de « souffrance grave»
C’est là l’un des points les plus épineux du contentieux. Selon les parents, l’ingérence dans leurs droits parentaux sur le fondement de l’intérêt supérieur de l’enfant n’est pas nécessaire : la nécessité ne peut être justifiée que s’il y avait eu un risque de « souffrance grave » (« significant harm »). Autrement dit, alors que les parents proposaient une option de traitement alternatif viable, celle-ci n’eut dû pouvoir être refusée par les médecins (et donc constituer une ingérence légitime) que s’il avait été établie qu’elle était de nature à cause à l’enfant une souffrance grave.
Avant d’en venir à la réponse de la Cour, il convient de s’arrêter un instant sur une question de faits, celle de la viabilité du traitement nucléoside. D’abord envisagé comme traitement possible par les médecins du GOSH, ceux-ci s’étaient ensuite rétractés quand l’état de Charlie avait empiré, convaincus qu’aucun traitement ne pourrait améliorer son état. Cet avis était celui de toute l’équipe médicale du GOSH. Un professeur expert indépendant affirmait que les troubles convulsifs cérébraux annonçaient une mort imminente dans les six à neuf mois suivants, et l’expert instruit sur la demande des parents donnait également un avis négatif sur l’état de Charlie, qui serait « toujours dépendant d’une respiration artificielle pour être maintenu en vie ». Surtout, le docteur américain offrant le traitement nucléoside aux Etats-Unis émettait également une opinion partagée sur les chances de succès : « je peux comprendre le constat selon lequel Charlie est si sévèrement atteint par l’encéphalopathie que toute tentative de thérapie serait futile. Je suis d’accord qu’il est très peu probable que son état ne s’améliore avec cette thérapie [le traitement nucléoside]» (§13).
Les chances de succès de ce traitement étaient donc, sinon faibles, quasi-inexistantes. Pourquoi ne pas tout de même le tenter ? Afin de répondre à cette question, la Cour rappelle tout d’abord le large consensus soutenant l’idée que, dans toute décision concernant les enfants, leurs intérêts supérieurs doivent primer. Elle confirme ensuite l’avis des tribunaux britanniques selon lequel, même s’il était décidé d’appliquer le test proposé par les requérants, il y aurait un fort risque de « souffrance grave » (§119). Le triple filtre des juridictions nationales, avec les nombreux experts instruits à chaque instance, confirme en effet le risque qu’un tel traitement, même s’il est inoffensif en tant que tel (ce point n’étant même pas prouvé, car le traitement n’a jamais été testé) risquait de laisser Charlie dans un état où il endurerait douleurs et souffrances continues. Un tel traitement, loin d’offrir à Charlie et à ses parents des perspectives de succès, ne ferait que prolonger ses souffrances (§120). Si Charlie avait été un adulte inconscient ayant exprimé un souhait antérieur positif sur le traitement nucléoside, celui-ci lui aurait été probablement administré, quand bien même il eut donné lieu à de graves souffrances. Mais le fait que l’enfant ne soit pas autonome suffit pour que des institutions saisies puissent se prononcer au nom de son intérêt supérieur.
En proposant le standard de « souffrance grave » plutôt que celui « d’intérêt supérieur » de l’enfant, les parents de Charlie souhaitaient rendre plus difficile la légitimation par l’Etat de l’ingérence dans leurs droits fondamentaux. En effet, alors que l’intérêt supérieur est une notion relativement vague dont la détermination implique différents acteurs (parents, tuteurs, experts et en dernier lieu l’équipe médicale concernée), la notion de souffrance grave impliquait une action positive dont Charlie allait ressentir physiquement les effets néfastes et profonds. Sans preuve de souffrance grave, les tribunaux n’auraient ainsi pas pu légitimer l’ingérence dans les droits parentaux. Cependant, la notion de « souffrance grave » souffre elle aussi d’un défaut de définition, sans degrés précis. L’état de Charlie, si dégradé qu’on pouvait même se demander si son système nerveux ressentirait quelque mal (§5 : « no usual signs of normal brain activities such as responsiveness, interaction or crying »), remettait alors en question l’utilité d’un traitement supplémentaire. Il faut également prendre en compte le facteur temps dans cette affaire : si l’accès au traitement expérimental avait été autorisé plus tôt, peut-être y-aurait-il eu davantage de perspectives d’amélioration. En tout état de cause, au jour du jugement, les tribunaux hésitaient déjà à accorder davantage de sursis à statuer (§37) : ceux-ci, au vu des décisions des tribunaux inférieurs, ne feraient qu’obliger le corps médical du GOSH à maintenir Charlie en vie, et à agir ainsi d’une façon qu’ils jugeaient contraire à son intérêt supérieur.
Une telle affaire témoigne de la délicatesse avec laquelle de tels problèmes doivent être abordés. En France, de nombreuses affaires concernant la fin de vie ont déjà été rendues, mais la plupart concernait des adultes qui, s’ils étaient dans l’incapacité de s’exprimer, avaient pu le faire auparavant. C’est seulement en 2017 que le cas d’une enfant arriva jusqu’au Conseil d’Etat (l’affaire de la petite Marwa[9]). En l’occurrence, le problème revenait à déterminer si le nourrisson de 15 mois était dans un état végétatif chronique (argument du corps médical justifiant l’arrêt des soins), ou si seule une paralysie musculaire l’empêchait de s’exprimer mais qu’elle était tout de même consciente. Ici, le Conseil d’Etat agit prudemment en décidant, sur rapport de nombreux experts, qu’il était impossible d’évaluer précisément les conséquences des lésions sur l’état du nourrisson et son degré de souffrance, notant seulement des « situations d’inconfort » (cons. 22). La Haute Juridiction déclarait également que « la seule circonstance qu'une personne soit dans un état irréversible d'inconscience ou de perte d'autonomie la rendant tributaire d'une alimentation et hydratation artificielles ne suffit pas à caractériser, par elle-même, une situation dans laquelle la poursuite du traitement au nom du refus de l'obstination déraisonnable » (cons. 14). La différence d’évaluation de la souffrance du nourrisson a suffi au Conseil d’Etat, dans l’affaire Marwa, pour autoriser la continuation des soins, tandis que la souffrance apparemment non équivoque dans l’affaire Charlie a conduit au résultat inverse. Si l’on peut toujours souhaiter des progrès scientifiques et thérapeutiques en vue de procurer de meilleurs soins ou d’analyser plus efficacement l’état de santé des patients, nul doute qu’il sera également nécessaire de clarifier les usages juridictionnels de la notion « d’intérêt supérieur » de l’enfant, et son interaction avec la volonté de ses parents.
CEDH du 27 juin 2017 Charles Gard et a. c. Royaume-Uni, req. n°. 39793/17
[1] Loi n° 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie, version consolidée au 16/09/17
[2] Article R.4127-37 du code de la santé publique : « En toutes circonstances, le médecin doit s'efforcer de soulager les souffrances du malade par des moyens appropriés à son état et l'assister moralement. Il doit s'abstenir de toute obstination déraisonnable et peut renoncer à entreprendre ou poursuivre des traitements qui apparaissent inutiles, disproportionnés ou qui n'ont d'autre effet que le seul maintien artificiel de la vie. »
[5] CEDH, 5 juin 2015, Lambert et autres c. France, req. n°. 46043/14