Gaël Faye à l'Olympia
Du Petit Pays à l'Olympia
"Je ne sais vraiment pas comment cette histoire a commencé". C'est ainsi que Gaël Faye débute le récit de son enfance au Burundi dans le livre Petit Pays qu'il écrit en 2016. Il semble que Gaël Faye ne sache pas très bien non plus comment L'Olympia a commencé. Durant toute sa performance le 5 décenmbre 2018, l'artiste n'aura cessé de répéter à son public que c'était un rêve d'enfant. Ce public, quant à lui, remplit avec hâte la fosse puis tous les sièges : couples, familles et amis sont venus saluer le travail de Monsieur Gaël Faye.
Le groupe Kolinga qui ouvre la performance donne le ton en première partie avec des morceaux repris de son album Earthquake : le jazz, la soul et le folk se recontrent sur des loop envoûtantes ; le voyage s'amorce par une rencontre avec les eaux miroitantes et les forêt luxuriantes du Congo. Du paisible à l'endiablé, nous voilà au seuil d'une formidable nuit. L'Olympia s'éteint enfin après 20 minutes de stand-up pour laisser passer les derniers arrivants. Et là, devant un mur de lumières versatiles comme un clin d'oeil au rythme changeant des rues de Bujumbura, Gaël Faye apparait entre Guillaume Poncelet au piano - dont le solo de trompette nous aura laissés pantois et ivres d'admiration - et le son électrique des samples. Comme une invitation à perdre nos repères, il choisit d'ouvrir son concert par Tôt le matin. L'homme porte une veste qui attire l'oeil par ses relfets métalliques et chatoyants, mais ce sont surtout ses pas de danse mémorables qui marquent le début du show.
Pas de doute, à l'Olympia Gaël Faye est là pour foutre le faya.
Des fleurs à l'Olympia
Certains titres repris par le chanteur à l'Olympia proviennent de son dernier album Des Fleurs sorti le 2 novembre 2018. L'envoûtant et brûlant Jacky Jacky Jack, le nostalgique et rageux Dinosaures... avec ces titres Gaël Faye entend bien nous faire voir la folie du monde et la maigreur des remèdes : "Dénoncer le mal et faire le bien sont deux choses différentes" comme dit l'artiste1. Point d'atermoiements. Le vers est franc, il nous met face à l'impasse. Et c'est déjà un début, de prendre conscience qu'il n'y a rien au bout du tunnel, au bout de la course à l'argent et de la ruée vers l'armement. Du haut des tourelles il fait trop loin pour discerner la misère, alors Gaël Faye nous prend la main, nous fait visiter le monde avec ses yeux d'homme universel.
Le 5 décembre 2018, nous avons fait pousser des mains tendues
A l'instar d'un Rimbaud ou d'un Musset, Gaël Faye n'est pas un enfant de la dernière pluie. Si ses textes parlent souvent en fond d'amour et de rencontres, il ne faudrait pas voir en lui l'énième prêcheur naïf des temps modernes. L'artiste a connu le temps des grillages et des barrières qui poussent dans un pays "où l'insécurité était devenue aussi banale que la faim, la soif ou la chaleur, [où] la fureur et le sang côtoyaient [les] gestes quotidiens". S'il nous souhaite d'aimer à n'en plus finir, Gaël Faye nous invite aussi à la révolte et fait de nous des indignés. L'irruption nous gagne, debout, les pieds et les hanches qui repèrent la cadence. Il faudra que le sol de l'Olympia tienne la mesure de nos battements : il n'est que 22 heures. L'enfant du Burundi et des Yvelines sautait sur des matelas éventrés dans des terrains vagues, son public saute transi à l'unission sur des marches moquettées couleur carmin. Nous voilà partis pour penser à l'envers et laisser là la morne immédiateté de notre quotidien: rien ne sera donné ce soir, tout sera partagé.
Gaël Faye nous enjoint à faire un tour du monde. S'invitent tour à tour sur scène le Burundi, la France, le Rwanda, le Congo ou encore le Brésil. Nous partons en balade avec Rebecca M'Boungou, la chanteuse du groupe Kolinga et Flavia Coelho qui accompagne Gaël Faye sur le titre Tropical. Nous voulions, pauvres âmes fatiguées, passer le concert assis dans un fauteuil ; Gaël Faye n'en a que faire. Debout, assis, nous apprenons un peu maladroitement les bases du rythme désobéissant de la Havane. Nos tentatives pour rejoindre les rives de l'autre continent se résument fréquemment à des mains balancées au gré de la houle, mais qu'importe : on s'y croirait presque dans la chaleur suffocante de la foule. On a manqué le claquage au coeur, dans l'alcôve fulminante de l'Olympia. Derrière l'artiste, le mur de lumière s'agite au gré des airs ; quand parfois les halos s'égarent à hauteur de balcon, on discerne l'agitation qui gagne les hauteurs. Quelle langue troublante et envoûtante parles-tu donc Gaël Faye pour ainsi semer l'ardeur dans nos corps atones ? La cadence des vibrations gagne les marches du bâtiment et, suivant le maestro, nous envoyons valser nos membres en allers-retours accordés. Nos bras se confondent sous les néons, ça s'embrasse et ça s'embrase ; ça se mélange comme les eaux d'un fleuve, ça se chevauche, ça s'emmêle comme les arbres d'une forêt. Gaël Faye nous entraîne on ne sait où mais peu importe : toutes les routes mènent au monde.
Vient ensuite le temps des hommages, hommages aux amis et à la famille du chanteur présents ce soir-là. Ma femme, furieuse déclaration d'amour écrite pour l'album Pili Pili sur un croissant au beurre sorti en 2013, a fini d'enflammer la scène. Petit Pays, incontournable origine, résonne enfin par-delà les murs de l'Olympia. Et parce que l'art n'a pas de forme mais forme les consciences, nous voici donc invités à tenir au creux de nos iris un fragment de Rwanda : danseurs et danseuses en habits traditionnels ont conquis la scène. Profitons-en pour nous souvenir d'un il était une fois au cours duquel les jeunes rwandaises chantaient l'imbyio pour exprimer le mécontentement d'une société face au système colonial. Belle indépendance depuis, quand "la moitié du globe vit encore sous tutelle" ! Gaël Faye serait-il impertinent ? Peut-être ; mais ses mots sont des joyaux dans un écrin d'ailleurs pour un ici où nous consommons à perte. Le concert s'achève sans se hâter, parce que nous avons toute la nuit et celles d'après pour écouter. L'artiste appelle sur scène ceux qui veulent encore profiter des lumières et de la chaleur pour prolonger la soirée ; le voici entouré d'un flot spontané de danseurs improvisés. Quant à nous, nous quittons la salle à regret pour rattraper le RER tandis qu'à nos oreilles parviennent les dernières rumeurs de la fête. La tête bourdonnante, l'air un peu soûl et de sons enivrés, l'on se dit qu'on serait bien restés jusqu'à l'éternité dans cette Olympia bienheureuse, au milieu d'une foule joyeusement survoltée et allégrement révoltée. Reste à savoir pourquoi les puissants de ce monde continuent à déposer de l'engrais au pied des murs, quand quelques heures de concert peuvent parfois tout abaisser.
La performance de Gaël Faye ce 5 décembre fut incandescente, ni bien pensance ni décence forcée pour nous faire ce soir-là reconnaître la tolérance. Que l'artiste ne change pas la formule, qu'il continue à courir après des rêves de gosse ; car il fait bon d'être noctambule quand Gaël Faye commande le temps : éternel cueilleur de nuages, il trouve au coeur des brumes la poésie qui nous manque tant.
1. Paroles du titre By extrait de l'album Des Fleurs.