L'arrêt Matal v. Tam : analyse comparative du droit d'enregistrement des marques dénigrantes et injurieuses aux Etats-Unis et en Europe - les limites à liberté d'expression

Dans l’arrêt Matal v. Tam rendu le 19 juin 2017, la Cour Suprême des Etats-Unis déclare qu’ « Un discours ne peut pas être interdit au motif qu’il exprime des idées qui offensent » . Ainsi la Cour adopte une conception extrêmement étendue de la liberté d’expression, et ce pour protéger l’enregistrement des marques qui pourraient « dénigrer, porter atteinte ou discréditer toute personne vivante ou décédée ». La Cour décide, dans cet arrêt, que la « clause de dénigrement » du Lanham Act (15 U.S.C §1052 (a)) est contraire à la Constitution, et plus particulièrement au Premier Amendement qui protège le sacro-saint droit à la liberté d’expression. 

Dans cette affaire, il s’agissait de savoir si le nom d’un groupe de rock composé de quatre américains d’origine asiatique « The Slants » (« Les Bridés » en français ») pouvait faire l’objet d’une marque au niveau fédéral. Le Patent and Trademark Office refuse la demande de Simon Tam, le chanteur du groupe et décide que cette marque dénigre les personnes d’origine asiatique,  en prenant notamment en considération  des définitions du dictionnaire qui définissent les termes « bridés » ou « yeux bridés » comme des termes choquant et grossier. Après un appel sans succès auprès du PTO’s Trademark Trial and Appeal Board, Simon Tam porte l’affaire devant la Cour fédérale qui décide que la clause de dénigrement est manifestement inconstitutionnelle au regard du Premier Amendement. La Cour Suprême accepte de juger l’affaire et retient la même solution que la Cour fédérale. 

La clause de dénigrement existe depuis l’adoption du Lanham Act en 1946 et faisait l’objet, avant cet arrêt, d’une application et d’une jurisprudence constante quoique remise en question par un certain nombre d’experts.

En droit français, pour pouvoir être valablement enregistrée, une marque doit être licite et fait donc l’objet de plusieurs restrictions. L’article L711-3 b) du code de la propriété intellectuelle énonce ainsi «  Ne peut être adopté comme marque ou élément de marque un signe contraire à l’ordre public ou aux bonnes moeurs ou dont l’utilisation est légalement interdite. » En somme, cet article a la même fonction que la clause de dénigrement du Lanham Act : interdire l’enregistrement d’une marque commerciale qui serait dénigrante ou injurieuse. 

Le Règlement sur la Marque de l’Union Européenne (RMUE) prévoit le même type de restrictions sur  l’enregistrement des marques au niveau européen. En vertu de l’article 7, paragraphe 1, point f) du RMUE les marques contraires à l’ordre public ou aux bonnes moeurs ne peuvent pas être enregistrées. 

Nous allons donc comparer les limites de la liberté d’expression dans le domaine de l’enregistrement des marques commerciales aux Etats-Unis et en Europe. 

Nous verrons dans un premier temps que le système d’enregistrement des marques dénigrantes et injurieuses était assez semblable en Europe et aux Etats-Unis avant l’arrêt Matal v Tam (I). Puis nous verrons que dans l’arrêt Matal v Tam, la Cour Suprême rompt avec des années de pratique et de jurisprudence pour autoriser l’enregistrement des marques dénigrantes et injurieuses au nom de la liberté d’expression (II). 

 

I/ Système d’enregistrement des marques dénigrantes et injurieuses : une analyse similaire en droit américain et européen avant l’arrêt Matal v Tam 

A)  Prohibition des marques dénigrantes aux yeux d’un public concerné 

L’article 1052 du Lanham Act qui interdit l’enregistrement des marques qui « dénigrent, portent atteinte ou discréditent toute personne, vivante ou décédée » ne prévoit pas de méthode précise pour déterminer si une marque est dénigrante. Le Trademark Manual of Examining Procedure recommande, en son article 1203.03 (b), une analyse en deux étapes pour déterminer cela. L’examinateur du Patent and Trademark Office (PTO) regarde tout d’abord le sens le plus probable du terme en question, en prenant  en considération à la fois les définitions du dictionnaire, ainsi que le sens qui peut être donné au terme lorsqu’il est mis en relation avec d’autres éléments de la marque, la nature des biens ou services offert par la marque ainsi que la façon dont la marque est utilisée sur le marché. Puis, si ce sens fait référence à une personne, une institution, une croyance ou un symbole national, l’examinateur passe à la seconde étape qui consiste à regarder si le sens de la marque est désobligeant aux yeux d’une partie significative du groupe visé. La majorité du groupe visé n’est pas nécessaire pour décider que la marque est désobligeante si elle l’est déjà aux yeux d’une partie significative du groupe. 

En droit européen, l’approche vis-à-vis de la validité des marques est similaire mais il existe une certaine difficulté dans l’appréciation de celle-ci à l’échelle de l’Union Européenne étant donné le grand nombre d’Etats et la signification différente  des notions « d’ordre public » et de « bonnes moeurs » dans chaque Etat. Ainsi, le Tribunal de l’Union Européenne (TUE), en examinant les différentes décisions de l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle concernant l’enregistrement des marques, a affirmé qu’une marque doit être refusée à l’enregistrement lorsqu’elle est contraire à l’ordre public ou aux bonnes moeurs dans une partie de l’Union. Cette partie peut être constituée d’un seul Etat membre. Dans un arrêt du 20 septembre 2011, concernant une marque revêtant le blason soviétique, le TUE a conclu que pour interpréter les notions d’ordre public et de bonnes moeurs, il faut se référer aux circonstances communes à l’ensemble des Etats membres ainsi que les circonstances particulières des Etats Membres pris individuellement susceptibles d’influencer la perception du public sur ce territoire. Par exemple, dans cette affaire, l’EUIPO a décidé que, compte tenu de la situation en Hongrie, la marque demandée était contraire à l’ordre public et aux bonnes moeurs par le public pertinent. 

Ainsi en droit américain et européen, la perception du public visé est fondamentale dans l’analyse de la validité d’une marque. 

B) Le comportement du demandeur de la marque : indifférent dans l’analyse de la validité de celle-ci 

Dans l’affaire « Les Bridés » , le PTO a  précisé que ce n’est pas parce que la personne qui veut déposer la marque fait partie du groupe visé par le nom ou a de bonnes intentions en utilisant ce nom que la marque est automatiquement valide. 

Dans l’arrêt INTERLOPS du 13 septembre 2005, le TUE décide que pour déterminer si une marque est contraire ou non à l’ordre public et aux bonnes meurs, il faut se référer aux qualités intrinsèques de la marque et non « à des circonstances relatives au comportement de la personne du demandeur de la marque ». Ainsi, comme en droit américain, le fait que le demandeur de la marque ait de bonnes intentions en utilisant celle-ci, ne change rien au fait que la marque soit valide ou non. 

Malgré, ces similarités, il existe une différence majeure et fondamentale entre le droit européen et le droit américain. L’une des conditions pour l’enregistrement des marques en Europe est qu’elles doivent être conformes aux bonnes moeurs et à l’ordre public. Or, ces notions sont très subjectives et dépendent du point de vue de l’examinateur ou du Tribunal qui serait chargé de l’affaire. Si une telle restriction existait aux Etats-Unis, il ne serait pas surprenant que la Cour Suprême estime qu’elle soit contraire à la Constitution au motif qu’il s’agisse d’une discrimination fondée sur une opinion ou un point de vue formellement interdite par le Premier Amendement de la Constitution.  Cette possibilité est d’autant plus probable que la Cour Suprême a décidé, dans l’arrêt Matal v. Tam que nous étudions ici, que le simple fait d'interdire les marques qui dénigrent, portent atteinte ou discréditent toute personne vivante, est contraire à la liberté d’expression protégée par le Premier Amendement. 

Ainsi, les marques à connotation raciste sont désormais susceptibles d’avoir leur place dans le commerce aux Etats-Unis. En Europe, le Tribunal de l’Union européenne a toujours marqué son attachement à sanctionner les marques à connotation raciste ainsi que les marques susceptibles de heurter la sensibilité de certaines communautés ethniques. Par exemple, la marque PAKI a été rejeté en raison de sa connotation péjorative, voire injurieuse pour désigner les personnes d’origine pakistanaise ou indienne au Royaume-Uni. 

 

II/ L’arrêt Matal v. Tam : une conception extrêmement étendue de la liberté d’expression  favorable à l’enregistrement de tout type de marques 

A) L’enregistrement des marques : un discours du gouvernement qui peut être biaisé? 

Pour soutenir l’idée selon laquelle le refus d’enregistrer des marques dénigrantes n’est pas contraire au Premier Amendement, le premier argument du gouvernement consiste à dire que lorsqu’une marque est enregistrée il s’agit d’un « discours du gouvernement ». Or, les restrictions à la liberté d’expression posées par le Premier Amendement ne s’appliquent pas au Gouvernement ((Pleasant Grove City v Summum, 555 U.S . 460, 467 (2009)). Ainsi le Premier Amendement n’exige pas que le gouvernement soit neutre lorsque les fonctionnaires ou employés font leur travail. Le gouvernement, peut et doit pouvoir communiquer son point de vue sans que cela soit contraire au Premier Amendement. La Cour Suprême considère tout d’abord qu'un discours ne devrait pas être considéré comme provenant du gouvernement pour la seule raison qu’il nécessite une approbation d’une branche du gouvernement tel le PTO. Le danger serait que le gouvernement puisse « réduire au silence ou étouffer toute expression de points de vue opposés au sien. » De plus le gouvernement n’est pas du tout impliqué dans la création des marques commerciales et l’enregistrement de celles-ci ne constitue en aucun cas leur approbation par le gouvernement. Le point de vue exprimé par une marque ne joue et n’a jamais joué aucun rôle dans leur enregistrement au « registre principal », contrairement, par exemple, à l’approbation par le gouvernement du contenu des plaques d’immatriculation (considérés comme un « discours du gouvernement ») . Les marques commerciales, souligne la Cour Suprême, ne portent aucun message du gouvernement. La Cour souligne que si c’était le cas, le Gouvernement aurait un discours très incohérent voire même quelque peu déstabilisant vis-à-vis des citoyens en leur demandant de « Juste le faire » (« Just Do It » Nike) ou « penser différemment » (« Think Different » Apple). 

D’une certaine façon, le système européen réduit au silence toute expression de points de vue opposés au sien : les marques contraires aux bonnes moeurs ne peuvent pas faire l’objet d’un enregistrement au niveau européen. Ce motif de refus concerne des valeurs subjectives, qui, bien qu'elles doivent être appliquées de manière aussi objective que possible par l’examinateur, restent subjectives. La marque doit être appréciée en se référant aux normes et valeurs de citoyens ordinaires se situant entre deux extrêmes (les citoyens extrêmement puritains d’un côté et les les citoyens qui jugent acceptables tout genre d’obscénité de l’autre), mais très souvent, ce que jugent acceptable les citoyens ordinaires c’est ce que leur propre gouvernement leur permet de juger acceptable.

La Cour Suprême rejette donc cet argument de discours du gouvernement et estime que les marques sont des discours privés qui doivent permettre la liberté d’expression protégée par le Premier Amendement. 

B) L’enregistrement des marques : une régulation du commerce entre Etats? 

Le Gouvernement a essayé de soutenir que les marques commerciales constituent des « discours commerciaux » et sont donc soumises à un test moins exigeant pour savoir si elles sont conformes au Premier Amendement. L’argument du Gouvernement était de dire que l’objectif des marques est avant tout commercial et que l’Etat fédéral réglemente les marques dans le but de favoriser le commerce entre Etats. 

Le contre argument de M. Tam était de dire que les marques ne servent pas simplement à identifier la source du produit ou du service sous-jacent mais expriment, la plupart du temps, des idées. La marque en question dans cette affaire démontre cet argument assez clairement : le nom « Les Bridés » sert à identifier le groupe de rock mais exprime également un point de vue sur un problème social. En utilisant ce nom, le groupe voulait se ré-approprier le terme péjoratif « les bridés » pour en faire un terme plus positif appartenant à la communauté asiatique. 

La Cour Suprême décide de ne pas se prononcer sur cette question puisque la clause de dénigrement ne résiste même pas au test moins exigeant auxquels sont soumis les discours commerciaux pour savoir s’ils sont conformes au Premier Amendement. Ce test a été énoncé dans l’arrêt Central Hudson qui énonce qu’une réglementation qui restreint les droits accordés par le Premier Amendement doit servir un intérêt gouvernemental substantiel, cette réglementation doit directement faire avancer l’intérêt gouvernemental revendiqué et doit être restreinte au but poursuivi par le gouvernement. En l’espèce, le premier objectif revendiqué par le gouvernement est d’interdire l’expression d’idées qui offensent. La Cour Suprême estime que cet objectif « frappe en plein coeur » du Premier Amendement et n’est donc pas valable. Le second intérêt protégé par le gouvernement est celui de protéger le commerce entre Etats de perturbations qui proviendraient de marques contenant des discriminations injustes. La Cour Suprême rejette également cet intérêt qui n’est pas restreint à l’objectif poursuivi puisqu’il concerne les marques qui dénigrent « toute personne, groupe ou institution » et est donc beaucoup trop large. 

Cet arrêt a relancé un débat juridique très controversé concernant le dépôt de la marque des Redskins, l'équipe de football américain de Washington D.C. Leur nom fait référence aux Indiens d’Amériques surnommés les « Peaux Rouges », terme considéré par cette communauté comme dégradant, insultant et raciste. Avec l’arrêt Matal v Tam, l’équipe des Redskins peut aujourd’hui légalement déposer sa marque sans enfreindre le Lanham Act, et ce en vertu de la liberté d’expression. 

 

         Aux Etats-Unis, l’enregistrement des marques commerciales est très encadré et les limites à la liberté d’expression telle que « la clause de dénigrement » sont précisément détaillées et énumérées l’article 1052 du Lanham Act. Mais, même avec cet encadrement rigoureux, la Cour Suprême a estimé que la liberté d’expression devait primer, permettant ainsi aux marques dénigrantes, racistes et mêmes immorales d’avoir leur place sur le marché. 

En Europe, le TUE et l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle sont attachés à protéger les valeurs fondamentales de l’Union et condamnent ainsi l’enregistrement des marques véhiculant des messages racistes, discriminatoires ou anti-démocratiques. 

BIBLIOGRAPHIE 

Articles 

- Does the First Amendement Bar Cancellation of Redskins?, Lefstin Jeffrey, Stanford Law Review, Vol. 52. No. 3, 2000 
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Disponible sur : https://www.nytimes.com/2017/06/19/us/politics/supreme-court-trademarks-...

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- « Les Bridés », la victoire de la liberté d’expression face au politiquement correct, Rose McDonell, Les Blogs Pédagogiques de l’Université Paris Nanterre, 9 mars 2018
Disponible sur : https://blogs.parisnanterre.fr/

Textes de loi 

- Article L711-3 b), Code de la propriété intellectuelle 
Disponible sur : https://www.legifrance.gouv.fr 

-  15 U.S.C. §1052 (Section 2 of the Lanham Act) : Trademarks registrable on principal register; concurrent register 
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- Article 7, paragraphe 1, point f) du Règlement sur la Marque de l’Union Européenne 
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Disponible sur : https://euipo.europa.eu/tunnel-web/secure/webdav/guest/document_library/...

Jurisprudence 

- Matal v. Tam, 137 S.Ct. 1744, 582 U.S.  (U.S. 2017) 
- Arrêt du Tribunal du 5 octobre 2011 — PAKI Logistics/OHMI (PAKI), (Affaire T-526/09) (1) 
- Blackhorse v. Pro-Football, Inc., 111 U.S.P.Q.2d 1080, 2014 WL 2757516 (TTAB June 18, 2014 
- Central Hudson Gas & Electric Corp. v. Public Service Commission, 447 U.S. 557 (1980)

Ouvrages 
- Droit de la propriété intellectuelle, droit d’auteur, brevet, droits voisins, marque, dessins et modèles, 5ème édition, Nicolas Binctin

- Intellectual Property in the New Technological Ages: 2018, Volume II : Copyrights, Trademarks and State IP Protections, Peter S. Menell, Mark A. Lemley, Robert P. Merges, 2018
- Trademark Law, an open-source Casebook, Barton Beebe 

Sites internet

- https://harvardlawreview.org/2017/11/matal-v-tam/
- https://www.wipo.int/trademarks/fr/
- https://euipo.europa.eu/ohimportal/fr/home