Toulouse-Lautrec, comme un vent de modernité au Grand Palais

27 ans que l’on n’avait pas vu Toulouse-Lautrec à Paris, et pourtant qui a su mieux que lui retranscrire le Paris de la Belle Epoque ? Jusqu’au 27 janvier 2020, au Grand Palais, partez à la redécouverte de Montmartre et de son Moulin Rouge, mais surtout de ses femmes, multiples, rousses, rondes, danseuses de french cancan, prostituées, sublimées par le regard de l’artiste dans cette rétrospective exceptionnelle de près de 225 œuvres. L’occasion de faire la rencontre de ce peintre singulier, mort à 36 ans, loin du portrait caricaturé, frivole, qu’on lui connaît bien souvent. Une exposition toute en élégance pour un homme agité par le désir de saisir sans jugement et dans toute son expressivité la réalité sociale de son époque : résolument moderne.

Une exposition coproduite par les musées d’Orsay et de l’Orangerie et la Rmn – Grand Palais, avec le soutien exceptionnel de la ville d’Albi et du Musée Toulouse-Lautrec, et conçue avec le concours de la Bibliothèque nationale de France, détentrice de l’ensemble de l’œuvre lithographiée de Henri de Toulouse-Lautrec.

Commissaires d’exposition :

Stéphane Guéguan, conseiller scientifique auprès de la Présidence des musées d'Orsay et de l'Orangerie.
Danièle Devynck, conservateur en chef du Patrimoine, directrice du musée Toulouse-Lautrec à Albi.
 

Affiche de l'exposition

La première chose que l’on remarque en pénétrant dans l’exposition, ce sont ses yeux, qui se posent presque avec curiosité sur nous. Du haut de ses 1m50, l’homme qui brûla sa vie par les deux bouts, électrifié par la nuit parisienne et ses plaisirs, semble nous convier du regard au sein de son univers. On y ressent presque une pointe d’amusement, comme si le peintre nous mettait au défi de poser les yeux sur tous les aspects de sa vie, jusqu’aux moins convenables… Empruntons-lui donc le filtre de son regard, avant-gardiste et anticonformiste, pour tenter de mieux cerner ce Paris des années 1880. Au travers d’un parcours chronologique, le peintre montmartrois nous guidera ainsi sur le chemin de sa vie, de ses premières années de formation naturaliste parisiennes à la décadence de ses derniers jours. Sur le chemin, il ne manquera pas d’attirer notre attention sur les nombreuses salles reprenant les thématiques marquantes de sa vie. Portraits féminins, masculins, vie nocturne, modernité, photographie, littérature, théâtre - en mouvement, toujours en mouvement ! -  nombreux sont les sujets que l’artiste peint, caricature ou affiche au gré de cette exposition, tel un véritable précurseur des mouvements d’avant-garde fauvistes et futuristes du XXe siècle.

Le destin artistique d'un artistocrate dandy

H. Rachou, Portrait de Henri de Toulouse-Lautrec, huile sur toile 71,5 x 42,5 cm, Toulouse, Musée des Augustins, 1883

Au fur et à mesure que nous pénétrons dans les premières salles de l’exposition, splendeurs parisiennes se mettent très vite à côtoyer sans pudeur la misère sociale inhérente à la période de vie de l’artiste. Des misères beaucoup moins « convenables » que lui d’ailleurs : en effet, Henri Marie Raymond de Toulouse-Lautrec-Monfa, de son vrai nom, naît en 1864 au sein d’une grande famille aristocratique du Languedoc, descendante des comtes de Toulouse. Eduqué pour devenir l’héritier de la famille, le jeune homme accumule très vite les prix scolaires, apprend l’anglais, l’équitation et les arts. Cependant, victime très jeune d’une maladie osseuse, Lautrec cesse de grandir après plusieurs chutes et fractures : en 1879, il mesure 1m52 et gardera cette taille toute sa vie. Immobilisé durant de longues périodes, l’artiste usera toutefois de ce temps pour s’exercer au dessin et à la peinture, qui prendront très vite une place primordiale dans sa vie. En 1881, rejeté par son père, il s’installe à Paris et se forme successivement au naturalisme au sein des ateliers de plusieurs peintres, parmi lesquels René Princeteau, Léon Bonnat et Fernand Cormon. À leurs côtés, notre artiste découvre et intègre le monde intellectuel et artistique de l’époque : Emile Bernard, Van Gogh, Aristide Bruant, Edgar Degas, ils sont nombreux à côtoyer l’artiste et à être croqués par lui. Et très vite, Lautrec délaisse le naturalisme pour imposer son propre style, dynamique, coloré, d’un expressionisme bigarré, à cette période où domine encore l’impressionnisme.

Lautrec dans l'intimité des femmes

Si l'on connaît surtout Lautrec pour ses oeuvres telles que la Grosse Maria, son affiche de La Goulue pour le Moulin Rouge ou ses représentations de maisons closes, c’est un autre Lautrec, bien plus intimiste dans son rapport à la femme, que l’on découvre au fil de l’exposition. Alors que lui est souvent reproché son exploitation du monde de la nuit et du sexe tarifé, c’est pourtant sans misogynie, d’un trait de pinceau érotisé mais avec toujours beaucoup de respect, que Lautrec croque et expose au naturel les femmes de son époque. Le peintre prend ses quartiers dans les bordels et nous entraîne dans les chambres de ces dames, au fond de leurs lits, dans leurs moments de détente et la banalité crue de leur quotidien, bien loin de l’image fantasmée des maisons de plaisir. Regard complice, mais aussi juge. De beaux ensembles réunissent ainsi certains des modèles préférés du peintre, parmi lesquels ressort la rousseur de la blanchisseuse Carmen Gaudin, qu’il surprend sous plusieurs positions, aussi bien en portrait que de dos, dans la simplicité de sa toilette.

Henri de Toulouse-Lautrec, Rousse ou la Toilette, huile sur toile 67 x 54 cm, Paris, Musée d'Orsay, 1889

Au naturalisme presque photographique de ces portraits de début de carrière viennent s’opposer, un peu plus loin dans l’exposition, la gaieté et la couleur de certains portraits féminins, qui mettent à l’honneur Circassiennes et danseuses de french cancan et laissent présager les changements plastiques à venir de l’œuvre du peintre.

Henri de Toulouse-Lautrec, La clownesse Cha-U-Kao, huile sur carton, 64 x 49 cm, Paris, Musée d'Orsay, 1895

L’affichiste sociologue de la vie parisienne

Henri de Toulouse-Lautrec, Les Ambassadeurs, affiche litographique, 150 x 100 cm, Albi, Musée de Toulouse-Lautrec, 1892

Paris, la belle, Paris des excès, des fêtes et de la débauche, Paris de la butte Montmartre, Paris et son folklore. Dès le début des années 90, poussé par Degas, le peintre-affichiste révèle le « Tout-Paris » dans toute sa frénésie. Il représente ainsi Aristide Bruant, chansonnier de la vie parisienne, vêtu d’une cape noire et d’une écharpe rouge, sur l’affiche du café-concert Les Ambassadeurs qui deviendra célèbre. Puis, c’est avec l’affiche de La Goulue, pour le Moulin Rouge, que Lautrec fait à nouveau preuve de sa géniale intuition, en simplifiant les formes à l’extrême pour mieux mettre en valeur, au centre, le profil de la célèbre danseuse Louise Weber, alias La Goulue. Les couleurs sont aplaties, la profondeur est effacée et les formes, cernées d’un trait foncé : autant d’éléments qui donnent déjà à voir l’évolution plastique de Lautrec, qui s’affirme via la lithographie. 

Henri de Toulouse-Lautrec, Moulin-Rouge, La Goulue, affiche litographique, 191 x 117 cm, Albi, Musée de Toulouse-Lautrec, 1891

Mais au-delà de la façade, au-delà des affiches, c’est d’un trait de crayon esquissé, au goût d’inachevé, que Lautrec l’affichiste élude tout ce qui n’est pas essentiel pour poser un regard presque sociologique sur son temps. Il se fait ainsi le témoin d’une autre vérité, de ce Paris vu de l’intérieur. Ce sont ces femmes au visage verdâtre du Bal du Moulin de la Galette, dont l’apparence contraste avec l’atmosphère festive du lieu. C’est le réalisme du corps mal proportionné et du visage disgracieux d’Yvette Guilbert, vedette du Moulin Rouge et du Divan Japonais, que le peintre dessine sans pudeur, à tel point que la chanteuse ne s’y retrouve pas. Ce sont ses proches, les écrivains Oscar Wilde, Félix Fénéon, les photographes Paul Sescau et Maurice Guibert, la danseuse Jane Avril, son cousin le Docteur Tapié de Céleyran, lui-même et bien d’autres, que Lautrec représente dans leur intimité sur ses toiles, comme sur Au Moulin-Rouge, ou sur ces deux fresques ornant la baraque de La Goulue à la Foire du Trône de Paris. Sa peinture se veut ainsi profondément humaine, instantanée, photographique : des bouts de vie moderne en mouvement.

Henri de Toulouse-Lautrec, Au Moulin-Rouge, huile sur toile, 123 x 140 cm, Chicago, Art Institute, 1895

La passion du mouvement

Henri de Toulouse-Lautrec, La Roue, huile sur carton, 63 x 47 cm, Sao Paulo, Musée d'art de Sao Paulo, 1893

Une recherche du mouvement qui mènera Lautrec, vers la fin de sa carrière, à renouer avec ses débuts. Intéressé tout jeune par le mouvement puissant du cheval au galop, cet attrait se concrétise avec la découverte du cirque et du monde des danseuses de cabaret. Toujours friand d’expérimentations, Lautrec fait ici de la photographie son alliée, qui l’aide à saisir et retranscrire toujours plus avant les mouvements changeants de la lumière, l’envolée d’un tissu, le dynamisme d’une danse. Une esthétique qui culmine en 1893 avec son œuvre La Roue, qui donne à voir l’immense foisonnement coloré de la jupe de cette danseuse de cabaret qui effectue une roue. Une retranscription que l’on contemple également en fin de parcours avec une série de lithographies où l’artiste reproduit le travail de la danseuse américaine Loïe Fuller, inventrice de la « danse serpentine ». La transformant en flamme colorée, Lautrec rend compte dans cette série de toute l’effervescence et de la spontanéité de la danseuse, qui fait tournoyer autour d’elle le tissu de sa robe, tenu par des tiges au bout de ses bras.

Henri de Toulouse-Lautrec, Miss Loïe Fuller, litographie, 37 x 26,6 cm, Brooklyn, Musée de Brooklyn, 1893

L'hallali sonne à 36 ans

Cependant, à 36 ans, l’artiste voit ses excès sexuels et sa passion pour l’alcool se refermer sur lui. Lautrec sombre dans l’alcoolisme, et sa famille décide de le faire interner à Neuilly en 1899 pour désintoxication. Il y continue sa recherche sur le mouvement, par le biais d’une série de 39 dessins sur le cirque, représentés dans la dernière salle. Toutefois, sa mauvaise santé continue de brider l’artiste, et assombrit les toiles de ses dernières années. Le visiteur y reconnaîtra ces larges aplats de couleur qui le caractérisent, sans toutefois y retrouver son trait : les couleurs sont brutes, mêlées sans délimitation claire. Jusqu’au bout, toutefois, Lautrec ne se départira pas de son caractère espiègle, et on le reconnaît bien dans cette dernière pique lancée à son père, sur son lit de mort : «  Je savais que vous ne manqueriez pas l’hallali », cette sonnerie du cor de chasse qui retentit pour annoncer la mise à mort de la bête pourchassée...

Le visiteur au sein de l'exposition

Vue de l'exposition, baraque de La Goulue

Grand connaisseur de Lautrec ou novice de son œuvre, le visiteur ne manquera pas de trouver dans cette exposition de quoi combler ses attentes. On a rarement vu autant d’œuvres du peintre montmartrois réunies en un même lieu, et surtout une telle diversité de ses productions. Peintures, affiches, photographies et dessins se côtoient sans distinction. Autant, et peut-être presque trop ?  Pour le visiteur novice, il semble parfois presque compliqué de se repérer dans cette succession de 12 salles dont les thématiques mélangent la chronologie et l’œuvre foisonnante de l’artiste. Murs courbes et obliques, additionnés aux contrastes de couleurs entre les différents espaces, matérialisent les thématiques centrales de la vie de l’artiste mais ne parviennent pas toujours à leur insuffler toute la vie inhérente à son œuvre. Le visiteur ne manquera toutefois pas d’apprécier à leur juste valeur les quelques espaces qui cassent la linéarité de l’exposition, comme la salle de présentation du diptyque de la baraque de La Goulue à la Foire du Trône, ou bien la salle de projection de la danse serpentine de Loïe Fuller, mise en regard avec les estampes qu’en a faites Lautrec. On ressort presque essoufflé d’une telle rétrospective, comme si le regard du peintre s’attardait à travers le nôtre et redessinait les contours des trottoirs et des passants d’un Paris d’une modernité d’un autre siècle…

Pour aller plus loin...

« Toulouse-Lautrec. Résolument moderne : l’exposition », la vidéo officielle du Grand Palais, nous retrace le parcours de l’exposition par le biais de ses deux commissaires. De quoi se donner un petit avant-goût de ce qui nous attend…

 

Horaires d'ouverture :
Ouvert les lundis, jeudis et dimanches de 10h à 20h. Les mercredis, vendredis et samedis de 10h à 22h. Fermé le mardi.

Tarifs : 
Plein tarif : 15 €
Tarif réduit : 11 €
Gratuit pour les -16 ans
Tarif tribu (4 personnes dont 2 jeunes de 16-25 ans) : 41 €

Accès :
Ligne 1 et 13 : arrêt Champs-Elysées-Clémenceau
Ligne 1 et 9 : arrêt  Franklin-Roosevelt