« Le droit au respect de la dignité humaine ne saurait être subordonné à des considérations de politique migratoire » : arrêt de la Cour constitutionnelle fédérale allemande du 18 Juillet 2012

          La Cour constitutionnelle fédérale allemande a eu à statuer sur la conformité de la loi sur les prestations versées en nature ou sous forme d'allocations financières aux demandeurs d'asile (Asylbewerberleistungsgesetz) par rapport à la Loi Fondamentale à l'occasion d'une question de constitutionnalité. La question fut posée par une juridiction d'appel dans le cadre de deux affaires dans lesquelles les requérants ont perçu en qualité de bénéficiaires (§1 AsylbLG) des prestations sociales conformément au paragraphe 3 de la loi sur les prestations allouées aux demandeurs d'asile.

Pour contester la constitutionnalité du paragraphe 3 de la loi précitée, les requérants ont tout d'abord avancé le caractère « manifestement insuffisant » du montant des prestations versées, selon l'expression consacrée par la Cour en 2010. Ils ont dans un second temps remis en cause la méthode de détermination des besoins au fondement de l'établissement de ce montant en la qualifiant « d'estimation arbitraire sans fondements empiriques ».

La question posée à la Cour est la suivante : le montant des prestations sociales prévues par le paragraphe 3 AsylbLG pour les demandeurs d'asile, à savoir 184,07 Euros pour la personne à la tête d'un ménage, 112,48 Euros pour les membres d'un ménage âgés de moins de huit ans et 158,50 Euros à partir de huit ans, est-il conforme à la constitution ?

 

          Il s'agira d'étudier, dans un premier temps, les solutions apportées par le droit allemand quant à l'existence d'un droit fondamental à des conditions minimales d'existence (1) puis de se pencher ensuite sur le cas spécifique des demandeurs d'asile en droit allemand comme en droit français (2).

I. L'existence d'un droit fondamental à des conditions minimales d'existence en droit allemand

A. Une consécration jurisprudentielle

 

         La Loi Fondamentale Allemande (Grundgesetz) ne contient pas, à l'inverse de ce ce qui était prévu par  la constitution de Weimar1, de droit fondamental garantissant un standard minimum de conditions d'existence. La Cour constitutionnelle fédérale a pu décider à ce sujet en 1951 (BverfGE 1,97) que la Loi Fondamentale n'accordait à l'individu aucune prétention à obtenir une action positive de l'Etat et encore moins une prétention à une aide sociale. La liberté et l'égalité sont envisagées à l'époque comme les seuls principes au fondement de la Constitution allemande (paragraphe 34 de la décision suscitée). La position de la Cour était alors conforme à la conception classique des droits fondamentaux qui n'appréhendait ces derniers qu'en tant que remparts contre l'arbitraire étatique (Carl Schmitt, Verfassungslehre, 9. Aufl., Duncker & Humblot, Berlin 1993, p.181).

            Ce n'est qu'en 1974 que les juges suprêmes envisagent, en se fondant sur l'article 202 de la Loi Fondamentale (LF), qui énonce le principe d'Etat social, une obligation de l'Etat d'assurer aux personnes infirmes (physiquement et mentalement) les conditions minimales d'une existence décente (BverfGE 40,121, paragraphe 44). Les prémisses de la reconnaissance d'un droit visant à assurer à l'individu, de manière plus large, un niveau de vie minimum sont ici posées.

C'est ainsi que la Cour a reconnu en 2010 un droit fondamental inaliénable à des conditions minimales d'existence (« Existenzminimum », BverfGE 125,175) sur le fondement des articles 1 alinéa 13 (Respect de la dignité humaine) et 20 (Principe d'Etat social) LF. Il en résulte tout particulièrement la mission de l'Etat d'assurer à chaque individu les conditions minimales d'une existence décente lorsque celles-ci ne sont pas garanties par une activité professionnelle ou par un patrimoine personnel. La Cour revient de ce fait sur sa jurisprudence de 1951 aux termes de laquelle elle avait estimé que l'article 1 LF ne visait qu'à protéger l'individu contre l'Etat. La protection de la dignité humaine implique donc également dorénavant des actions positives de ce dernier (§134). La subsistance physique mais également la garantie d'une possibilité d'entretenir des relations sociales se traduisant notamment par une participation à la vie culturelle et politique sont au cœur même du champ matériel de protection de ce droit nouvellement consacré (§135).

B. Une portée relative

          Les juges suprêmes allemands conçoivent la loi ordinaire comme étant l'instrument permettant de garantir de manière concrète le droit fondamental à des conditions minimales d'existence. En effet, le montant des prestations sociales visant à assurer à l'individu un minimum existentiel ne saurait être déduit directement de la Constitution. Il incombe alors au législateur de circonscrire les besoins qui doivent être couverts par les prestations à partir de considérations sociétales, empiriques et économiques. Il est également tenu de définir la manière dont il va satisfaire à ses obligations constitutionnelles. La Cour lui accorde à cet égard une large marge de manœuvre qui est cependant plus réduite en ce qui concerne la garantie de la subsistance physique de l'individu (§138).

Le législateur a par conséquent l'obligation d'observer deux conditions : d'un point de vue matériel, la Cour s'attache à vérifier que les prestations accordées ne sont pas « manifestement insuffisantes » (§141). D'un point de vue formel, une disposition légale accordant des prestations sociales dans le but de garantir un minimum existentiel décent doit reposer sur des données empiriques fiables, compréhensibles, et la fixation des montants des prestations doit être issue de calculs cohérents. Le processus de détermination des prestations devra en outre être rendu publique (§§143, 144).

             L'absence de prise en compte par la Cour du volet social du minimum existentiel au profit du seul volet physique à l'occasion du contrôle de constitutionnalité matérielle a toutefois soulevé des critiques de la part d'une partie de la doctrine (Neskovic/Erdem, « Zur Verfassungswidrigkeit von Sanktionen bei Hartz IV – Zugleich eine Kritik am Bundesverfassungsgericht », Die Sozialgerichtsbarkeit 03.12, pp. 134 – 140). Les juges constitutionnels créeraient un droit fondamental au contenu flou dont ils ne vérifieraient pas le respect dans son intégralité, relayant l'expression « droit intangible à une prestation » (« unverfügbarer Leistungsanspruch ») au rang de simple déclaration d'intention. D'autres voient en ce nouveau droit fondamental une prétention constitutionnelle indirecte : il ne s'agirait que d'une simple prétention à une garantie et non d'un droit à une prestation quelconque de la part de l'Etat. Dès lors, la Cour n'aurait fait qu'établir un standard minimum que le législateur serait tenu de respecter (Peter Speckamp, Soziale Grundrechte im Rechtsvergleich zwischen Deutschland und Österreich, Hamburg, Verlag Dr. Kovac, 2013, p.61)

L'étendue du contrôle exercé par les juges et, partant, la portée de ce droit fondamental nouvellement consacré sont donc à relativiser.

 

II. L'appréhension  des demandeurs d'asile en droit allemand et en droit français : une différence majeure de conceptions

A. La reconnaissance d'un droit fondamental des demandeurs d'asile à des conditions décentes d'accueil

          La méthode développée par les juges constitutionnels allemands à l'occasion de l'arrêt rendu en 2010 a trouvé à s'appliquer dans le litige concernant la loi sur les prestations versées aux demandeurs d'asile. La disposition législative a été jugée non conforme à la Constitution allemande en ce qu'elle violait le droit fondamental des requérants à des conditions minimales d'existence. Les prestations allouées présentaient premièrement un caractère manifestement insuffisant du fait que les montants fixés par la loi n'avaient pas été modifiés depuis 1993, année de son adoption, mais également parce que les sommes versées aux bénéficiaires ne tenaient pas compte de l'évolution des prix, ces derniers ayant augmenté de plus de 30% en 10 ans (§§108, 109). En outre, le montant des prestations allouées sous l'empire de l'AsylbLG était largement inférieur à celui des prestations versées en vertu du droit commun de l'aide sociale. A titre d'exemple, la Cour note une différence de 35% concernant l'aide de base accordée à la personne à la tête du ménage (§113).

Sur le terrain de l'inconstitutionnalité formelle du §3 AsylbLG, aucune détermination objective et appropriée, dans le cadre d'une procédure transparente, des montants de l'aide sociale allouée aux demandeurs d'asile n'a eu lieu. Les juges relèvent l'absence de données fiables pour évaluer les besoins réels des demandeurs d'asile. Il en résulte une « fixation arbitraire » des sommes versées sous l'empire de la loi sur les prestations aux demandeurs d'asile (§116).

La Cour s'est attachée, tout en déclarant la disposition litigieuse inconstitutionnelle, à rappeler l'existence du droit fondamental à des conditions minimales d'existence, droit qui vaut également pour les demandeurs d'asile.

           Les juges de Karlsruhe, bien qu'en s'appuyant sur le texte de la Loi Fondamentale, ont rendu leur décision à la lumière de la directive 2003/9/CE du 27 janvier 2003 de 2003 relative à l'accueil des demandeurs d'asile (§94 de la décision). Ce texte communautaire prévoit pour ces derniers un droit à bénéficier de conditions d'accueil décentes, notamment à travers des prestations telles qu'un logement, la nourriture, l'habillement, fournies en nature ou sous forme d'allocations financières.

A titre de comparaison, le Conseil d'Etat français, en application de cette directive, a également pu affirmer, à l'occasion d'un arrêt rendu le 23 mars 2009 (CE 23/03/2009, Kakhaber et Tamara Gaghiev, n° 325 884) que « la privation du bénéfice des mesures prévues par la loi afin de garantir aux demandeurs d'asile des conditions matérielles d'accueil décente […] est susceptible de constituer une atteinte grave » à la liberté fondamentale que constitue le droit d'asile. Le droit français prévoit donc lui aussi la garantie d'un minimum existentiel pour les demandeurs d'asile. L'Allocation temporaire d'attente constitue le pendant financier de cette garantie.

 

B. De la divergence des sources 

          La Haute juridiction allemande, dans le cas de la loi sur les prestations sociales accordées aux demandeurs d'asile, ne se contente pas de juger de la constitutionnalité de la disposition litigieuse de manière purement méthodique. Lors de l'évocation du droit fondamental qu'elle a dégagé des articles 1 et 20 LF en 2010, elle apporte une précision de taille, que l'on pouvait néanmoins déjà déduire de l'article 1. En effet, tout comme la protection de la dignité humaine sur laquelle il repose, le droit fondamental à des conditions minimales d'existence revient à tous les individus, qu'ils soient allemands ou étrangers, le séjour sur le territoire de la République Fédérale étant la seule condition à laquelle il est subordonné (§89). Cette précision permet de mieux appréhender la décision de la Cour. En effet, la Cour réfute la possibilité qu'une perspective de séjour plus courte sur le territoire allemand du fait du statut de demandeur d'asile puisse s'accompagner d'une restriction du droit à des conditions minimales d'existence, du moins sur le volet de la subsistance physique. Elle réfute par ailleurs le fondement même de l'AsylbLG : le législateur, par une aide sociale moindre, comptait réduire le nombre des demandeurs d'asile, qui avait cru notamment suite à la chute du bloc soviétique. De telles considérations ayant trait à la politique migratoire ne sauraient justifier une restriction du droit fondamental à des conditions minimales d'existence, droit qui doit être envisagé de manière absolue. En conséquence, les juges constitutionnels allemands exigent du législateur que le montant des aides sociales dont bénéficient les demandeurs d'asile soit aligné sur celui des aides accordées aux citoyens allemands et aux autres étrangers selon le code social allemand (cf dispositif de la décision BverfGE 125,175).

            La garantie du droit des demandeurs d'asile à un minimum existentiel en droit allemand revêt une importance tout à fait particulière, en comparaison à celle apportée par le droit français. Le Conseil constitutionnel français a, par sa décision du 30 juin 2011 relative à l'attribution du Revenu de Solidarité Active (RSA) aux étrangers (CC, n°2011-137, QPC du 30 juin 2011), envisagé la question d'une manière radicalement différente de la conception des juges allemands. Le requérant dans l'affaire susmentionnée avait, par le biais d'une question prioritaire de constitutionnalité, contesté la conformité à la Constitution de l'article L.262-4 du Code de l'action sociale et des familles (CASF). Cette disposition réserve le bénéfice du RSA aux Français ou aux étrangers titulaires depuis cinq ans au moins d'un titre de séjour autorisant à travailler. Les juges ont conclu à une conformité de l'article L.262-4 CASF par rapport à la Constitution en invoquant notamment la marge de manœuvre du législateur. Contrairement aux juges allemands, le Conseil constitutionnel ne s'intéresse pas à la question de savoir si les demandeurs d'asile doivent se voir garantir une aide sociale équivalente à celle versée aux autres étrangers et aux citoyens français.

          La décision de la Cour constitutionnelle fédérale allemande de 2012 revêt des conséquences pratiques plus importantes que celles de l'arrêt rendu par la juridiction en 2010. Les juges de Karlsruhe ont ainsi pu affirmer leur attachement au principe d'égalité en décidant l'alignement du régime des prestations sociales versée aux demandeurs d'asile sur celui du droit commun. Le Conseil constitutionnel français, plus timide quant à la reconnaissance d'un droit fondamental de l'individu à des conditions minimales d'existence, ne s'est donc naturellement pas engagé dans la voie empruntée par son homologue allemand.

 

Conclusion

            La question de conditions d’accueil des demandeurs d’asile est d’une particulière actualité au niveau européen. Les juges de la Cour de justice ont rendu le 27 février 2014 une décision4 par laquelle ils ont décidé que l'allocation financière accordée par les Etats-membres aux demandeurs d'asile doit permettre à ces derniers de trouver un logement sur le marché locatif privé lorsque le celui-ci n'est pas fourni en nature par les autorités. La Cour, prévoyant un risque d'abus, précise néanmoins que cela ne signifie en aucun cas que les demandeurs d'asile doivent être libres de choisir eux-mêmes le logement. L'Allemagne et la France qui n'envisageaient pour les demandeurs d'asile que la possibilité de séjourner en centre d'accueil vont ainsi être appelées à modifier leurs législations. Le Conseil d'Etat avait en outre pu décider5 que ne porte pas manifestement atteinte au droit d'asile la décision d'un préfet d'orienter des demandeurs d'asile vers une plateforme d'accueil dans l'attente d'une place disponible en centre d'accueil, tant que ceux-ci ont été admis au bénéfice de l'Allocation temporaire d'attente.

La décision de la Cour de Justice de l’Union Européenne s'inscrit dans un contexte où les places en centre d'accueil se font rares dans les Etats-membres pour les demandeurs d'asile. La juridiction européenne entend, à travers sa décision, jouer son rôle de garant des libertés fondamentales en s'assurant que les conditions nécessaires à une existence décente sont effectivement réunies, y compris pour les demandeurs d'asile.

 

 

Bibliographie

Ouvrages

Waltermann, Sozialrecht, 9. Aufl, CF. Müller, 2011, pp. 5-7

 

Sous la direction de Laurence Gay, Emmanuelle Mazuyer, Dominique Nazet-Allouche, Les droits sociaux fondamentaux – Entre droits nationaux et droit européen, Bruylant Bruxelles, « A la croisée des droits », 2006, pp. 21-23, pp. 104-107

 

Sous la direction de Marthe Fatin-Rouge Stéfanini et Guy Scoffoni, Existe-t-il une exception française en matière de droits fondamentaux ?, Presses Universitaires d'Aix-Marseille, « Les cahiers de l'Institut Louis Favoreu », 2012, pp. 89-98

 

Documents électroniques

Classen/Kanalan, Verfassungsmäßigkeit des Asylbewerberleistungsgesetzes, 2010, disponible sur :http://www.info-also.nomos.de/fileadmin/infoalso/doc/Aufsatz_infoalso_10_06.pdf


 

Neumann, Menschenwürde und Existenzminimum, Antrittsvorlesung vom 19. Mai 1994, disponible sur : http://edoc.hu-berlin.de/humboldt-vl/neumann-volker/PDF/Neumann.pdf

 

Muckel, « Grundrecht auf Gewährleistung eines menschenwürdigen Existenzminimums – Art. 1 I iVm Art. 20 I GG, § 3 AsylbLG – BVerfG, Urteil vom 18.7.2012 – 1 BvL 10/10, 1 BvL 2/11 », Juristische Arbeitsblätter (JA) 10/2012, pp. 794-79 disponible sur : http://www.ja-aktuell.de/root/img/pool/urteil_des_monats/aktuelles-urteil_10-2012.pdf

 

« Demandeurs d'asile : le droit à des conditions matérielles d'accueil décentes », Plein droit 1/2010 (n°84), p. I-III. disponible sur :www.cairn.info/revue-plein-droit-2010-1-page-I.htm.

 

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1 Article 151 al.1 WRV: L'organisation de la vie économique doit répondre aux principes de la justice et viser à garantir à chacun les conditions d'une existence digne de l'homme.

2Art. 20 al.1 LF : La République fédérale d’Allemagne est un État fédéral démocratique et social.

3Art. 1 al.1 LF : La dignité de l’être humain est intangible. Tous les pouvoirs publics ont l’obligation de la respecter et de la protéger.

4CJUE, 27/02/2014, Saciri, C-79/13

5 CJUE 23/03/2009, Kakhaber et Tamara Gaghiev, n° 325 884