Conflit de normes juridiques : quand les résolutions du Conseil de Sécurité prévalent sur les traités garantissant la protection des droits de l'homme, par Marguerite Ballarin
Un ressortissant ayant la double nationalité anglaise et irakienne, emprisonné par les troupes britanniques lors de la guerre en Irak en vertu de la résolution 1546 du Conseil de Sécurité, tente de faire valoir la suprématie de l'Article 5 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme, afin de contester la légalité de sa détention, puisqu'aucune accusation n'a été portée contre lui. Cette décision illustre les problèmes qui se posent en cas de conflits de lois internationales ou communautaires, et pose, plus largement, la question de la garantie des droits de l'homme face à une résolution du Conseil de Sécurité.
Durant la deuxième moitié du vingtième siècle, la mondialisation croissante et les efforts des pays pour endiguer les conflits entre eux ont vu des systèmes juridiques, autonomes par rapport aux systèmes nationaux déjà existants et possédant un fonctionnement qui leur est propre, émerger et se développer. Plus particulièrement, un ordre juridique international, suite à la création de l'Organisation des Nations Unies après l'adoption de la Charte des Nations-Unies en 1945, et des systèmes régionaux, parmi lesquels on peut citer l'Union Européenne, ont commencé à se développer
. Les Etats étant les sujets principaux de ces ordres juridiques, il s'est posé tout naturellement la question des effets que pouvaient avoir les normes de ces ordres juridiques internationaux
sur le droit interne des Etats; mais également les rapports hiérarchiques à établir entre les normes de ces différents ordres juridiques. En conséquence, des conflits d’ordre juridique et, plus généralement, des difficultés d'interaction entre ces différents systèmes, surviennent encore régulièrement. Dans un arrêt du 12 août 2005, la High Court of Justice Queen's Bench Division s'est trouvée confrontée à cette situation. Un citoyen possédant la double nationalité irakienne et anglaise s'est trouvé détenu par les troupes britanniques en octobre 2004, alors qu'il était en visite en Irak, avec pour seul fondement le soupçon selon lequel il prenait part à des activités terroristes. La High Court a rejeté les moyens invoqués par le demandeur en contestation de sa détention, selon lui sans fondement légal, tout en lui accordant la possibilité de faire appel de sa décision. Le demandeur conteste alors la légalité de sa détention, ainsi que le refus du secrétaire d'Etat de le rapatrier au Royaume-Uni
. Pour appuyer sa demande il invoque la violation des droits qui lui ont été conférés par le Human Rights Act de 1998, plus particulièrement les droits tirés de
l'article 5 de la Section 1. Le secrétaire d'Etat quant à lui oppose
la résolution 1546 du 8 juin 2004 du Conseil de Sécurité des Nations-Unies. Le Human Rights Act de 1998 est un texte extrêmement important en ce qu'il a été adopté afin de pouvoir rendre applicable dans le système national anglais la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme (CESDH). On a donc dans cette décision un conflit entre le droit international et le droit national anglais. Dans une moindre mesure, on a également un conflit avec le droit européen, à travers la CESDH.
La question essentielle de cette décision porte sur la légalité de la détention elle-même. Mais pour cela, il est nécessaire auparavant de se pencher sur les questions de juridiction. En effet, le demandeur comme le défendeur invoquent chacun des sources légales distinctes et, qui plus est, relevant d'ordres juridiques différents. Sur ce point, il s'agissait de savoir si la résolution 1546, en tant que texte de droit international, pouvait, ainsi que le montrent les prétentions du secrétaire d'Etat, supplanter l'application de l'article 5 du Human Rights Act. Mais le demandeur opère une distinction dans les rapports entre le droit international et le droit européen d'une part, et le droit international et le droit interne d'autre part. Ainsi que nous pouvons le voir, cette décision du 12 août 2005 illustre parfaitement les conflits qui peuvent apparaître entre les différents systèmes de droit qui se sont développés dernièrement , notamment les normes qui doivent prévaloir, ou encore les différences de traitement selon les systèmes juridiques nationaux concernés. En effet, comme nous avons pu le voir, les systèmes internes ne sont pas tous construits sur le même schéma, ce qui a pour conséquence de compliquer encore plus l'articulation des différents systèmes juridiques. Nous avons dans un premier temps, si l'on part du système le plus global, le droit international, qui a vocation à s'appliquer dans tous les pays, qui est ce qu'on appelle un droit horizontal, autrement dit un droit qui régit les relations entre ses différents sujets, ces-derniers pouvant donc se prévaloir des normes internationales à l'encontre des autres sujets. A un échelon inférieur, il y a le droit régional qu'est le droit européen, qui ne s'applique cette fois qu'aux pays signataires de la CESDH. Il est important ici de distinguer le droit européen, qui fait l'objet de notre réflexion, du droit communautaire. Le premier concerne l'organisation régionale de coopération, dont les membres sont signataires de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés Fondamentales, tandis que le deuxième concerne l'organisation d'intégration régionale qu'est l'Union Européenne, appelée ainsi depuis la signature du Traité de Maastricht en 1992. Enfin, il y a les droits nationaux, qui sont d'application verticale. Tout cela est révélateur de la complexité des relations entre ces différents systèmes. Le droit international prévaut sur le droit européen, en revanche le droit international ne peut en aucun cas supplanter l'application du droit interne anglais, en raison de l'existence du système dualiste.
La particularité du système juridique anglais transparaît tout au long de cette décision. En effet, le système juridique anglais est ce qu'on appelle un système de Common Law, fondé en grande partie sur les décisions de justice, par opposition aux systèmes civilistes, tels que le système français, qui privilégient les codes comme sources écrites de droit. De plus, le système anglais est un système dualiste lorsqu'il s'agit d'intégrer les sources de droit international en droit interne. Cela signifie entre autres que pour qu'une source de droit international produise ses effets en droit anglais, il faut d'abord et avant tout qu'un Act of Parliament la transpose dans le système interne. Mais dans le cas du droit anglais, et comme il apparaît dans cette décision, cela soulève également des questions de compatibilité entre les droits conférés par la CESDH et ceux qui sont invocables sous le Human Rights Act. En effet, le Human Rights Act n'a pas pour effet de rendre la CESDH en elle-même applicable en droit interne anglais, mais plutôt de reprendre certains des droits fondamentaux garantis par la CESDH et de les garantir également en droit interne par l'intermédiaire d'un texte indépendant et faisant entièrement partie du système juridique national. Le Human Rights Act est donc un corps législatif garantissant des droits considérés comme fondamentaux à part entière, et ne peut être considéré à cet effet comme ayant un lien quelconque avec la CESDH. C'est en tout cas ce qui ressort de l'argumentaire du demandeur, dans sa tentative de prouver qu'en conséquence, la résolution 1546 du Conseil de Sécurité ne peut prétendre s'appliquer à la place du Human Rights Act comme elle peut le faire avec la CESDH. La High Court rappelle d'ailleurs dans son raisonnement, au paragraphe 36, que les droits qui sont garantis par le Human Rights Act sont des droits nationaux, dérivés il est vrai de la CESDH mais créés par l'Act of Parliament lui-même. La Cour fonde par ailleurs son raisonnement sur l'arrêt re McKerr de 2004, dans lequel il est précisé au paragraphe 25 que les droits garantis par la CESDH ne font en aucun cas partie de la loi du Royaume-Uni, pour les raisons que nous venons d'exposer. L'autre raison pour laquelle la résolution 1546 ne peut affecter le Human Rights Act et en écarter l'application est qu'elle n'a tout simplement pas été intégrée au droit interne anglais par l'intermédiaire d'un Act of Parliament. Ainsi qu'il a été démontré dans la décision, particulièrement au paragraphe 37, il est clair en droit anglais qu'un traité international, même s'il bénéficie d'une transposition par la voie d'un Act of Parliament, ne fait pas partie et ne fera jamais partie du droit anglais, comme Lord Hoffman l'a dit en 2003 dans la décision R v. Lyons. Selon ses propres termes, il y a une méprise quant à l'interprétation du phénomène d'incorporation des normes internationales en droit interne, et il est évident pour les juristes anglais que c'est l'Act of Parliament et non la norme internationale qui fait partie intégrante du droit interne. Toutefois, il apparaît clairement dans la décision que le Human Rights Act a été élaboré dans le seul but de rendre les droits déjà existants à l'échelle internationale invocables et applicables au niveau interne. Il est même précisé au paragraphe 39 qu'il fallait donner aux victimes la possibilité d'invoquer ces droits sur le territoire du Royaume-Uni, mais sur le même schéma que le droit européen. Il a donc fallu se pencher sur la Section 2 de l'Act, pour déterminer quelle était la volonté du Parlement vis-à-vis des rapports entre la CESDH et le Human Rights Act. Il est alors apparu, aux paragraphes 41 et s., que la volonté du Parlement était sans appel et qu'il s'agissait d'aligner le droit interne anglais sur le modèle de la CESDH. Pour cela, les juges rappellent le principe reconnu dans la décision In Re H de 1998, selon laquelle lorsqu'une obligation conventionnelle est intégrée dans le droit interne, elle se doit d'être élaborée en accord avec les principes de droit international gouvernant l'interprétation et l'application du droit des traités. En conséquence, la Cour déduit que les droits garantis par le Human Rights Act, en plus d'être construits sur le même schéma que la CESDH, doivent avoir la même portée et non pas un domaine plus étendu.
Pour ce qui est de la légalité de la détention, plusieurs questions se posent. Tout d'abord, il est important de noter qu'il est précisé dans le rappel des faits de la décision, au paragraphe 11, que le demandeur a été emprisonné mais qu'aucune accusation n'a été portée contre lui. Le secrétaire d'Etat lui-même a reconnu qu'il n'y avait pas de preuves matérielles suffisantes pour l'incriminer. Il n'est détenu qu'à des fins de prévention. La base légale pour cette détention se trouve donc être la résolution 1546 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, qui a été adoptée le 8 juin 2004, dans le but de prolonger le mandat de la coalition en Irak et d'établir le cadre dans lequel elle pourra opérer. La résolution donne entre autres aux troupes anglaises, en tant qu'occupant l'Irak, l'obligation d'appliquer l'article 78 de la Convention IV de Genève du 12 août 1949, relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, et stipulant : « Si la Puissance occupante estime nécessaire, pour d'impérieuses raisons de sécurité, de prendre des mesures de sûreté à l'égard de personnes protégées, elle pourra tout au plus leur imposer une résidence forcée ou procéder à leur internement ». C'est donc sur cette base que le demandeur a été interné par les troupes britanniques, suite aux soupçons qui se portaient sur lui quant à son affiliation à des activités terroristes. Le demandeur invoque donc l'article 5 du Human Rights Act de 1998 pour contester la légalité de sa détention. Or, il apparaît que le secrétaire d'Etat contestait principalement le fait que le Human Rights Act pouvait s'appliquer, tout simplement, à des faits qui s'étaient passés sur le territoire irakien. Les juges ont donc dû pour cela se pencher sur l'applicabilité territoriale du Human Rights Act. Le plus important dans cette décision est le fait que le défendeur lui-même reconnaît une violation des droits fondamentaux, parmi lesquels figurent le droit à la liberté, garantis par le Human Rights Act. Toute la défense s'articule donc autour de cette application de la résolution 1546 et sur le fait de savoir si elle écarte ou non les effets de l'article 5 de la Section 1 du Human Rights Act. En se fondant sur l'article 103 de la Charte des Nations-Unies, qui dispose : « En cas de conflit entre les obligations des Membres des Nations Unies en vertu de la présente Charte et leurs obligations en vertu de tout autre accord international, les premières prévaudront ». De plus, la mission du Conseil de Sécurité qui est, d'après les termes de l'article 1 de la Charte, de « maintenir la paix et la sécurité internationales et à cette fin : prendre des mesures collectives efficaces en vue de prévenir et d'écarter les menaces à la paix et de réprimer tout acte d'agression ou autre rupture de la paix, et réaliser, par des moyens pacifiques, conformément aux principes de la justice et du droit international, l'ajustement ou le règlement de différends ou de situations, de caractère international, susceptibles de mener à une rupture de la paix», justifie l'adoption d'une telle résolution. En tant que membre des Nations-Unies, il apparaît donc évident que le Royaume-Uni se doit de respecter ses engagements, si l'on se réfère à la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969. La Cour fonde également son raisonnement sur le commentaire du Professeur Frowein sur la Charte des Nations-Unies, selon lequel le Conseil de Sécurité serait dans l'impossibilité de remplir sa mission s'il n'appliquait pas l'article 103 (paragraphe 112 de la décision). La High Court en arrive donc à la conclusion selon laquelle la résolution 1546 du Conseil de Sécurité emporte application de l'article 103 et que toute action intentée en vertu de cette résolution prévaut sur toute autre obligation conventionnelle internationale, y compris l'article 5 de la CESDH.
Après avoir déterminé que la résolution 1546 pouvait effectivement s'appliquer au cas du demandeur, il s'agissait donc pour les juges de se pencher sur les moyens invoqués par ce dernier, à savoir que sa détention n'était pas « nécessaire pour des raisons impératives de sécurité » mais également qu'elle violait l'article 78 de la Convention IV de Genève, particulièrement les dispositions relatives à la procédure. Sur ce point, les juges ont examiné de près les termes de la Convention IV de Genève pour en arriver finalement, au paragraphe 140, à la conclusion que les obligations procédurales posées par l'article 78 n'avaient effectivement pas été respectées, mais que ce n'étaient toutefois que des violations de nature formelle et non matérielle. En conséquence, ils en ont déduit que même s'il y avait une violation des droits procéduraux garantis par l'article 78 de la Convention IV, tant que les conditions de fond sont remplies, ce qui est le cas du demandeur, la détention ne peut valablement être déclarée illégale. Pour ce qui est de la relation entre l'article 5 du Human Rights Act et l'article 78 de la Convention de Genève, les juges conviennent qu'il aurait pu être possible pour le demandeur de fonder ses moyens sur les obligations procédurales requises par l'article 5, puisque celles garanties par l'article 78 n'avaient pas été respectées. Toutefois, dans ce cas précis, étant donné qu'il a été décidé qu'une violation de l'article 5 ne pouvait pas être établie, il paraît inutile pour le demandeur de chercher à faire jouer les obligations formelles de l'article 5.
La demande a été rejetée par la High Court sur le fondement du droit international, ce qui nous montre bien la place de plus en plus importante de cet ordre juridique dans les droits nationaux, à tel point que les juges ont passé outre les exigences du système dualiste qui impliquent l'adoption d'un Act of Parliament pour rendre un traité ou toute autre norme internationale applicable en droit interne anglais. La décision de 2005 est également très importante en ce qu'elle illustre parfaitement les interactions entre les différents systèmes juridiques international, européen et national, et tout particulièrement les questions de hiérarchie qui reviennent systématiquement en cas de conflit juridiques. Dans la décision d'appel de 2008 R (Al-Jedda) v Secretary of State for Defence, la Cour Suprême du Royaume-Uni a rappelé que l'Article 103 de la Charte des Nations-Unies donnait aux résolutions du Conseil de Sécurité la primauté
sur toute autre obligation internationale, quand bien même le traité serait un traité garantissant les droits de l'homme et les libertés fondamentales comme c'est le cas pour la CESDH. Cela marque une volonté essentielle de faire primer le droit international, notamment le droit de la Charte sur tout autre système juridique. De plus, une décision datant de 2010, HM Treasury v Ahmed, a vu le même problème se poser, et le raisonnement de la Cour a d'ailleurs repris les arguments donnés dans Al-Jedda. En revanche, il semblerait que pour mettre un terme à ce conflit de normes, la Cour s'en remette au Parlement, afin qu'il adopte les textes nécessaires, puisque les dispositions protégeant les droits fondamentaux ne sont pas applicables. Cela rappelle donc la suprématie du Parlement dans le système anglais, mais laisse également la question de la hiérarchie à adopter entre les normes des différents ordres juridiques
sans réponse pour le moment.