Discrimination au travail et répartition de la charge de la preuve: L 'Europe à la recherche d'un cadre juridique structuré - par Ombline Masfayon
Sous l'influence du droit communautaire, différents Etats membres ont adopté un mécanisme de répartition de la charge de la preuve en matière de discrimination. Il est permis à la victime présumée de se contenter de prouver l'apparence d'une discrimination, la charge de la preuve contraire reposant alors sur le défendeur. Comment alors mettre en oeuvre de manière équilibrée ce mécanisme reposant sur une présomption de discrimination? Si les cadres juridiques français et allemand restent parfois imprécis, l'avance du droit anglais en la matière fournit d'intéressants éléments de réflexion. Analyse fondée sur une décision de la Cour fédérale du travail allemande du 24. 4. 2008 (8 AZR 257/07).
L'affirmation constante au niveau européen d'un droit de la non-discrimination impose aux Etats membres une modification progressive de leur droit interne afin de mieux répondre aux exigences posées par l'Union européenne. La particularité du droit communautaire dans ce domaine réside dans sa volonté d'aider la victime à établir les faits qu’elle a subis par l'aménagement d'un système de distribution de la charge de la preuve. Il s'agit en effet de constater objectivement une inégalité de traitement, sans rechercher précisément l'intention dolosive de l'auteur de l'acte prétendu discriminatoire. (S. Latraverse, Approche comparative du droit de la non-discrimination, Revue de droit du travail 2008, p760). Ainsi, le droit communautaire impose, comme entre autres à l'article 4 de Directive 97/80/CE, du 15 décembre 1997, relative à la charge de la preuve dans les cas de discrimination fondée sur le sexe, un aménagement de la charge de la preuve en faveur de la personne qui, s'estimant victime d'une discrimination, peut se contenter de prouver les faits rendant vraisemblable la discrimination, alors qu'il incombe au défendeur de prouver l’absence de caractère discriminatoire du motif justifiant la différence de traitement. Ce mécanisme de distribution de la charge de la preuve est particulièrement étudié par les juges britanniques, qui ont développé avec précision de méthodes d'appréciation de la preuve. Les droits internes français et allemand réservaient le privilège de la mise en oeuvre d'un tel aménagement à certaines victimes considérées comme particulièrement démunies face à l'auteur de l'acte prétendu discriminatoire. Parmi celles-ci, les salariés en entreprise bénéficiaient expressément de ce régime, comme en témoignent l'article L1134-1 du Code du travail français et l'ancien article 611 a du Code civil allemand. L'application de ce système a cependant récemment été étendue, dans ces deux pays, à l'ensemble des victimes de discrimination, c'est-à-dire personnes publiques ou privées, y compris celles exerçant une activité professionnelle indépendantes. En effet, le régime juridique allemand de la preuve dans ce domaine est maintenant défini par la loi générale pour l'égalité des traitements ( Das Allgemeines Gleichbehandlungsgesetz – AGG) dans son article 22, abrogeant l' article 611 a du Code civil allemand. En France, la loi du 27 mai 2008 impose quant à elle une telle répartition de la charge de la preuve entre les parties dans son article 4, répartition à l'origine limitée aux salariés faces à leur employeur par la loi du 16 novembre 2001, transposant la directive 97/80/CE du 15 décembre 1997 relative à la charge de la preuve dans les cas de discrimination fondée sur le sexe. Il serait donc intéressant d'étudier ce mécanisme spécifique, aussi bien légal que jurisprudentiel, de la distribution de la charge de la preuve dans le domaine des discriminations envers les salariés dans les entreprises, mécanisme ayant en effet vocation à s'étendre à l'ensemble du droit de la non-discrimination aussi bien en France qu'en Allemagne. Ces Etats parviennent-ils, par l'application de ce mécanisme de distribution, apparemment imprécis puisque se fondant sur des indices apportés par le demandeur, c’est à dire sur des éléments de faits laissant supposer une discrimination, le défendeur devant alors apporter la preuve du caractère objectif de sa décision, à rétablir un équilibre faussé par la difficulté que peut avoir la victime à prouver une discrimination? Il est donc impossible de parler d'un mécanisme de présomption de discrimination en faveur du salarié, dans la mesure où celui-ci se doit de présenter certains éléments de preuve. Cependant, à partir du moment où ces différents indices sont apportés, le défendeur est dans l'obligation de justifier de l'existence d'éléments objectifs et donc de combattre à ce moment une présomption de discrimination. Un arrêt rendu par le tribunal fédéral du travail allemand le 24 avril 2008 éclaire tout particulièrement la manière dont cet allégement de la charge de la preuve est mis en oeuvre en Allemagne. En l'espèce, une femme à laquelle avait été promis une promotion souhaite obtenir une indemnisation en apprenant l'attribution du poste libre à un autre salarié de sexe masculin. L'employeur était, au moment de sa décision, conscient du fait que la jeune femme était enceinte. Afin de fonder une présomption de discrimination, celle-ci affirme tout d'abord qu'elle avait été la remplaçante systématique au poste libéré, qui d'ailleurs lui avait été promis, mais également qu'en lui faisant part de sa décision, l'employeur lui aurait indiqué qu'elle devait tout spécialement se réjouir de la venue au monde de son enfant. Quel est donc le rôle de chacune des parties cherchant à répondre aux exigences du mécanisme de distribution de la charge de la preuve? Quelles sont les précisions apportées par la jurisprudence à ce mécanisme probatoire particulier? Cet article se propose ainsi d'étudier les réponses données dans ce domaine par les droits français et allemands, tout deux d'inspiration communautaire. Ces systèmes légaux pourraient alors être à leur tour être comparés au droit anglais, qui tout en mettant également en oeuvre le droit communautaire, apporte des principes d'appréciation de la preuve précis et structurés. Cette distribution des rôles amène ainsi à s'interroger sur la nature des éléments propres à fonder une présomption de discrimination envers le salarié (I) puis à étudier le rôle de l'employeur, débiteur d'une preuve de non-discrimination (II), tout en se référant donc au système britannique dont l'avancée en la matière pourrait influencer les droits français et allemand.
I. L'apparence de discrimination, fondement d'une preuve indirecte
Salariés et discrimination en droit communautaire.
Le droit communautaire n'impose pas à l'individu se prétendant victime d'une discrimination d'en apporter la preuve. Il peut en effet se contenter de prouver l'existence d'un certain nombre d'éléments permettant au juge de reconnaître une inégalité de fait (Mohr, Schutz vor Diskrimierungen im Europäischen Arbeitsrecht, 2004, p. 3336), qu'il s'agisse d'une discrimination directe ou indirecte. Cette exigence de faisceau d'indices provoque cependant une insécurité juridique certaine en raison de son imprécision. (Korthaus, Das neue Antidiskrimierungsrecht, 1. Auflage 2006). Il faut noter que ce mécanisme ne peut s'appliquer en matière pénale, en raison du respect du principe de la présomption d'innocence.
Le raisonnement du tribunal fédéral du travail allemand.
Le tribunal fédéral allemand du travail, dans son arrêt du 24 avril 2008, structure cette démarche judiciaire en précisant la manière dont sont évalués par le juge les différents éléments apportés par le salarié. Il fonde son raisonnement sur l'ancien article 611 a du Code civil allemand (BGB), encore applicable au moment des faits, qui organisait la distribution de la charge de la preuve dans les cas de discrimination fondée sur le sexe. Cet article, maintenant remplacé par l'article 22 de la loi générale pour l'égalité des traitements auquel est applicable le même mécanisme (Wedde, Arbeitsrecht, Kompaktkommentar, Bundverlag, §22 AGG, Rn 9), impose au salarié se prétendant victime d'une discrimination fondée sur le sexe d'apporter les différents éléments de fait laissant présumer la véracité d'une telle accusation. En droit français, ce même mécanisme est, en vertu de l'article L1134-1 du Code du travail, applicable aux salariés victimes de toutes discriminations énoncées à l'article L1132-1 à L1132-4 du même Code. Ces différents éléments exigés par l'article 611 a BGB, comme en l'espèce les remarques de l'employeur sur la grossesse de la présumée victime ou encore les promesses faites par l'employeur avant la découverte de cette grossesse, doivent obligatoirement être appréciés dans leur ensemble et ne peuvent être analysés indépendamment les uns des autres, comme l’avait fait le tribunal du travail du Land de Berlin dans cette affaire. Le tribunal doit alors, en vertu de 286 I du Code de procédure civile allemand, selon son intime conviction, également évoquée par l'alinéa 3 de l'article L1134-1 du Code du travail français, statuer sur l'ensemble des éléments apportés par le demandeur. Dans le cadre de ce mécanisme, il doit préciser, non pas ce en quoi il pense la discrimination fondée, mais en quoi les éléments de faits apportés par le défendeur peuvent raisonnablement laisser présumer l'existence d'une discrimination. La loi exige en effet sur ce point l'existence d'un lien de causalité entre le sexe de la victime et le désavantage qu'elle rencontre. Il appartient donc à la salarié d'établir l'existence d'un lien de causalité entre sa grossesse et l'attribution du poste à un autre salarié. Cette causalité peut malgré tout être difficile à trouver, puisqu'il est rare que la victime connaisse les critères exacts ayant motivé l'employeur ( Wedde, Arbeitsrecht, 1. Aufl., §22 AGG, Rn 1). On comprend alors la raison pour laquelle il incombe à l'employeur de prouver que la différence de traitement n'était pas motivée par un motif discriminatoire. Pour former sa conviction, il n'est donc pas nécessaire que soit apportés des indices fondant une discrimination. Selon le tribunal fédéral allemand, il faut qu'apparaisse une forte probabilité laissant présumer une discrimination selon les expériences de la vie quotidienne. Ainsi, selon le tribunal fédéral allemand, constitue un tel indice les propos de l'employeur lorsqu'il déclare que sa salariée doit se « réjouir de la venue au monde de son enfant ». Le juge se contente donc d'une preuve reposant « sur les expérience de la vie quotidienne » et non sur une preuve stricte et absolue. Par conséquent, la charge de la preuve pesant sur le salarié peut être qualifié d'« objective » puisque celui-ci n'a pas à prouver l'intention réelle de son employeur. (Eich, NJW 1980, 2233) Une fois la conviction du tribunal formée en faveur de la victime, commence la seconde étape du mécanisme, imposant au défendeur de prouver que sa décision ne visait aucun but discriminatoire. (Schulze, Bürgerliches Gesetzbuch, 5. Aufl., § 611 a, Rn 2).
L'imprécision du cadre juridique français.
Dans un arrêt du 23 novembre 1999, la chambre sociale de la Cour de cassation, en s'inspirant de la directive européenne de 1997 a jugé qu’il appartenait au salarié se prétendant lésé par une mesure discriminatoire de soumettre au juge les éléments de faits susceptibles de caractériser une atteinte au principe d'égalité de traitement. Un cadre plus précis n'a cependant pas encore été élaboré par les juges dont l'approche reste encore empirique. (Latraverse, Approche comparative du droit de la non-discrimination, Revue du droit du travail 2008, p760).
Les éléments de réflexion issus du droit anglais.
Ce mécanisme, puisque issu du droit anglais, doit être étudié à la lumière des principes élaborés par les juges britanniques. Ainsi, le juge Ansell dans un arrêt Barton v Investec Securities Ltd (2003 ICR 1205) met en place les « Barton principles », précisé par la suite par le juge Gibson notamment dans un arrêt Igen LTD v. Wong (2005 EWCA). Une fois encore, la procédure se déroule en deux étapes. Dans un premier temps, il appartient au demandeur d'apporter les faits fondant une apparence de discrimination et de combattre les arguments soulevés par le défendeur. Dans un deuxième temps, si la présomption de discrimination apparaît fondée, le tribunal apprécie séparément la preuve de la justification apportée par l'employeur. Lord Gibson précise alors que le juge doit tirer ses conclusions en se demandant si une justification de la part du défendeur est effectivement nécessaire, justification sans laquelle le demandeur serait obligatoirement considéré comme victime d'une discrimination. Le tribunal doit alors former sa conviction sur différents indices qui peuvent aussi bien être le comportement du défendeur, ses réactions, sa bonne ou mauvaise foi. Lord Gibson indique enfin que le recours à la comparaison peut s'avérer pertinent en ce qu'il permet de comprendre si la décision de l'employeur aurait pu être différente en fonction de la personne concernée (Latraverse, Approche comparative du droit de la non-discrimination, Revue du droit du travail 2008, p 760). Le comportement du défendeur pendant le procès est donc essentiel pour le juge anglais, qui s'appuie particulièrement sur la crédibilité des parties.
Le droit anglais présente donc des éléments de réflexion précis sur la recevabilité des indices apportés par le demandeur et peut éclairer sur la démarche que doivent adopter les juges européens. Les indices exigés du demandeur souhaitant se faire reconnaître comme victime d'une discrimination peuvent prendre des formes être extrêmement variées. Il peut en effet aussi bien s'agir de son comportement en défense que lors des faits litigieux. Le juge anglais utilise le recours à la comparaison, qui n'est pas sans rappeler la référence du tribunal fédéral allemand aux « expériences de la vie quotidienne » qui amène automatiquement à étudier la situation d'autrui. On notera cependant que le droit français, dans son article L 1134-1 du Code du travail ne fait référence qu'à « des éléments de faits supposer l'existence d'une discrimination ». Le Code du travail français ne semble donc pas envisager un recours à une comparaison « hypothétique » comme cela est proposé par le juge Gibson. Ces trois droits nationaux suivent donc le même raisonnement en deux étapes, bien que le droit anglais puisse être considéré comme plus audacieux sur certains points.
II.Le rôle de l'employeur, débiteur d'une preuve de non-discrimination
Le devoir de l'employeur en droit français et droit allemand.
Une fois présumée la causalité entre le sexe de la victime et le préjudice subi par celle-ci, le tribunal fédéral du travail allemand précise dans son arrêt du 24 avril 2008 qu'il appartient ensuite à l'employeur d'expliquer en quoi sa décision ne poursuit aucun objectif discriminatoire mais reste et bien-fondée. Il ne s'agit pas pour le défendeur de justifier son acte, mais de prouver que celui-ci est étranger à toute intention illégale. Le droit français connait sur ce point la forte influence du droit européen. En effet, dans un arrêt du 17 avril 2008 (Soc. avr. 2008 n° 06-45.270), la chambre sociale de la Cour de cassation relève que la différence de traitement établie entre les salariés reposait, en l’espèce, sur « une raison objective, pertinente, étrangère à toute discrimination prohibée et proportionnée à l'objectif légitimement poursuivi ». La jurisprudence évoque donc dans cet arrêt une exigence de proportionnalité, tout en confirmant l'ouverture à d'éventuelles justifications de ces discriminations. (Reynès, Recueil Dalloz 2008 n° 33, p 2310). La Cour de cassation n'indique cependant généralement que de façon très imprécise quelles justifications apportées par l'employeur peuvent ou non être recevables (Latraverse, Approche comparative du droit de la non-discrimination, Revue du droit du travail 2008, p 760). Il faut de plus noter l'importance du rôle du juge dans un tel mécanisme. Ainsi, à partir du moment où les salariés qui se prétendent victime d'une discrimination présentent au juge des éléments de faits objectifs susceptibles de caractériser une discrimination, le juge a le devoir de vérifier la véracité des éléments versés au débat. Dans un arrêt du 28 mars 2000, (n° 97- 45.258) la chambre sociale de la Cour de cassation reproche ainsi aux juge de la Cour d'appel de ne pas avoir vérifié les conditions dans lesquelles s'étaient déroulée la carrière des salariés présumés victimes d'une discrimination syndicales, bien que la charge de la preuve repose en définitive sur l'employeur. Les juges ont donc le devoir de comparer la situation des salariés présumés victimes avec celle des autres salariés. Cette démarche, bien que nécessaire et pertinente, peut cependant s'avérer insuffisante dans de petites entreprises où le nombre de salariés ne permet pas de telles comparaisons. (Lattes, Preuve de la discrimination syndicale entraînant un retard dans le déroulement de la carrière, Recueil Dalloz 2000, p 375.) D'autres indices sont donc nécessaires pour permettre au juge d'évaluer la recevabilité des éléments apportés par l'employeur.
Les preuves apportées par l'employeur et le droit anglais.
Selon Lord Gibson dans l'arrêt précité, une défense imprécise et incomplète de la part de l'employeur ne peut laisser qu’intacte la présomption de discrimination. De plus, selon le droit anglais, l'attitude du défendeur lors du procès est déterminante puisque ses incohérences et hésitations pourront fonder l'intime conviction du juge. Comme le précise le BAG et ainsi qu'en dispose l'alinéa 3 de l'article L1134-1 du Code du travail français, l'intime conviction du juge intervient à nouveau à ce stade du procès. Bien que la crédibilité des parties lors du procès semblent prise en compte en droit allemand et français permettant au juge de fonder son intime conviction, le comportement de celles-ci et leur crédibilité joue un rôle décisif pour le droit britannique et ceci même dans le cadre du procès. Les juges français et allemands semblent ainsi s'attacher plus particulièrement aux éléments de faits versés par les parties au débat. Il pourrait donc être intéressant pour ceux-ci d’également prendre en compte le comportement général des parties et leur crédibilité pour former leur conviction afin de mieux répondre de mieux répondre à l'exigence communautaire d'établir un équilibre entre les parties. Il est donc indéniable qu'en raison de l'influence du droit communautaire, les progrès réalisés dans le domaine probatoire sont significatifs pour les victimes de discrimination. Ce mécanisme probatoire particulier devient donc un véritable instrument de lutte contre la discrimination aussi bien en droit allemand que français, le droit anglais pouvant cependant encore apporter certains éléments de réflexion.
Bibliographie:
BAG, Urt. v. 24. 4. 2008 (8 AZR 257/07), NZA 23/ 2008, 1351 - Korthaus, Das neue Antidiskriminierungsrecht, 1. Auflage 2006, Verlaghaus Mainz GmbH Aachen - Latraverse, Approche comparative du droit de la non-discrimination, Revue du droit du travail 2008, Edition Dalloz 2009 - Lattes, Preuve de la discrimination syndicale entraînant un retard dans le déroulement de la carrière, Recceuil Dalloz 2000 - Mohr, Schutz vor Diskrimierungen im Europäischen Arbeitsrecht, Duncker & Humbolt, 2004, Berlin- Reynès, Reccueil Dalloz, 25 septembre 2008, p 2310 - Schulze, Bürgerliches Gesetzbuch, 5. Auflage, Nomos 2006- Wedde, Arbeitsrecht, Kompaktkommentar zum Individualarbeitsrecht mit kollektivrechtlichen Bezügen, 1. Auflage, Bundverlag 2008.