Le Human Rights Act : une mise en œuvre effective de la CESDH ? La mise en oeuvre et l'invocabilité de la Convention Européenne des Droits de l'Homme en droits anglais et français, par Kadija Zaine

Le Royaume-Uni et la France ont tous deux ratifié la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des libertés fondamentales (CESDH). Cependant, son effectivité repose principalement sur l'étendue de sa mise en œuvre par les juridictions internes. Ainsi, l'incorporation de cette dernière dans l'ordre juridique national a donné lieu à la reconnaissance d'un droit de recours individuel devant les juridictions internes, rendant possible d'éventuelles condamnations par la Cour Européenne des Droits de l'Homme. L'idée que la France est souvent condamnée est répandue. La France est-elle, pour autant, le mauvais élève de l'Europe en matière de droits de l'homme? On remarque que les pays à conception dite dualiste, tel que le Royaume-Uni, rencontrent davantage de difficultés à mettre effectivement en œuvre la CESDH.

La CESDH s'est largement inspirée durant son élaboration de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme (DUDH), adoptée par l'Assemblée Générale des Nations Unies le 10 décembre 1948 à Paris. Cette dernière énonce les droits fondamentaux de l'individu, leur reconnaissance, ainsi que leur respect par la loi. Toutefois, n'ayant aucune véritable valeur juridique en tant que tel, ce texte n'a qu'une valeur déclaratoire. La CESDH a quant à elle été adoptée par le Conseil de l'Europe en 1950 et est entrée en vigueur en 1953, après avoir fait l'objet d'une ratification par dix États. Elle constitue l'un des modèles de garantie de protection internationale des droits de l'homme le plus reconnu et le plus efficace au monde.

Le souci quasi-universel relatif à la protection des droits de l'homme et des libertés fondamentales rend impérieuse l'intégration des instruments internationaux en la matière au sein des différents ordres juridiques internes. La CESDH est aujourd'hui incorporée dans l'ordre juridique interne des États membres soit directement par l'effet des dispositions constitutionnelles nationales, soit indirectement après transposition dans l'ordre interne par une loi spéciale.

En substance, la Cour Européenne des Droits de l'Homme (CEDH) a estimé que la CESDH ne prescrit pas « aux États une manière déterminée d'assurer dans leur droit interne l'application effective de toutes les dispositions de cet instrument ». (Cf. Arrêt du 6 février 1976, Syndicat suédois des conducteurs de locomotives). Cependant, dans sa décision Irlande c/ Royaume-Uni du 18 janvier 1978, la CEDH a noté que l'intention des rédacteurs du texte « se reflète avec une fidélité particulière là où la Convention a été incorporée à l'ordre juridique interne ». Dans la même optique, le principe d'exécution de bonne foi des obligations conventionnelles (article 26, Convention de Vienne de 1969) impose l'introduction dans l'ordre juridique interne des traités qui établissent des droits et des obligations pour les particuliers. Toutefois, si tous les États membres du Conseil de l'Europe ont ratifié la CESDH, force est de constater que son application effective demeure parfois incertaine dans certains États. Cette imprévisibilité est essentiellement liée à la question de l'insertion des traités internationaux dans l'ordre juridique national, et plus particulièrement à la question de leur invocabilité en droit interne. Effectivement, ce n'est qu'avec la reconnaissance par les États membres du droit au recours individuel devant la Cour Européenne des Droits de l'Homme que la CESDH a commencé à produire des effets dans l'ordre juridique interne de ceux-ci. Ainsi, il paraît pertinent de se poser la question de savoir si la CESDH est appliquée de manière effective dans les différents ordres juridiques internes, et si oui, dans quelle mesure. Il s'avère que la difficulté liée à l'insertion des conventions internationales dans les ordres juridiques internes concerne notamment les pays à conception dite dualiste. Il en va ainsi du Royaume-Uni, dont le système constitutionnel obéit à des règles qui lui sont propres. L'ordre juridique britannique est, en fait, caractérisé par l'absence prima facie de Constitution écrite. En réalité, la Constitution du Royaume-Uni se compose d'un ensemble de règles conventionnelles non codifiées basées sur la loi et de divers éléments issus de la coutume et de la Common law. Ainsi, les rapports entre les normes de nature conventionnelle et le droit interne sont régis par des règles strictement coutumières. Contrairement aux normes d'origine coutumière qui s'appliquent en droit anglais sans qu'aucune mesure de transposition ne soit requise en droit interne («International Law is a part of the Law of the Land », selon le célèbre adage de Blackstone), les normes de nature conventionnelle ne peuvent produire d'effets juridiques qu'après avoir été incorporées par un acte du Parlement (Statute ou Act of Parliament). A l'inverse, les traités régulièrement ratifiés en France produisent un effet juridique direct en droit interne. Dans un premier temps, nous nous intéresserons à la question de l'introduction de la CESDH au Royaume-Uni et en France, et nous remarquerons que l'influence de la CESDH est longtemps restée limitée dans ces deux pays, faute d'incorporation ou de ratification par le législateur. Dans un second temps, nous verrons la place différente accordée à la CESDH dans la hiérarchie des normes en droit interne. Enfin, nous verrons qu'une meilleure application du Human Rights Act par les autorités judiciaires permettrait une effectivité plus grande de la CESDH.

La réception et la mise en œuvre de la CESDH au Royaume-Uni : le Human Rights Act

Bien que le Royaume-Uni eût ratifié la CESDH le 8 mars 1951, cette dernière n'était pas encore effectivement partie intégrante de l'ordre juridique britannique, faute de l'adoption d'une loi d'incorporation. Pour pallier cette lacune, le gouvernement travailliste a présenté au Parlement un projet de loi d'incorporation de la CESDH, en date du 23 octobre 1997, intitulé « The Human Rights Bill ». Ce n'est que depuis l'adoption par le Parlement du Human Rights Act en date du 9 novembre 1998 que la CESDH est devenue partie intégrante de l'ordre juridique britannique. Cette loi a ainsi consacré le droit de recours individuel devant les juridictions britanniques sur le fondement de violations de la CESDH, lui donnant une portée effective en droit interne.

Le cas de la France : une technique d'introduction automatique

La France a signé la CESDH en 1950 et l'a ratifiée le le 3 mai 1974. Le système juridique français est dit moniste en ce qu'il ne sépare pas l'ordre interne et l'ordre international. La Constitution française de 1946 dispose en son article 26 que « les traités régulièrement ratifiés et publiés ont force de loi sans qu'il soit besoin d'autres dispositions législatives que celles qui auraient été nécessaires pour assurer sa ratification ». Il résulte de cette disposition que, pour devenir obligatoire dans l'ordre interne, il suffit que le traité soit ratifié et publié au Journal officiel. De façon similaire, l'article 55 de la Constitution du 4 octobre 1958 confère aux « traités ou accords régulièrement ratifiés, ou approuvés...une autorité supérieure à celle des lois ». Malgré l'existence de cette règle, l'influence de la CESDH semble être restée longtemps assez limitée. En effet, c'est seulement en 1981 que la France a reconnu le droit de recours individuel devant la CEDH.

	Cependant, la CESDH ne contient aucune disposition expresse relative à la question de son éventuelle primauté sur les normes de droit interne. Il est intéressant de noter que le Royaume-Uni et la France n'accordent pas le même rang à la CESDH dans leur hiérarchie des normes.

Une valeur supra-législative certaine en droit interne français : vers une valeur supra-constitutionnelle?

On remarque que même si les juridictions françaises étaient désormais tenues de prendre la CESDH en considération lors de leurs délibérations grâce à la reconnaissance d'un droit de recours individuel devant la CEDH en 1981, la question concernant la primauté de la Convention sur les dispositions de nature législative est restée longtemps ouverte dans la jurisprudence française. Cette dernière a finalement précisé qu'un traité ne pouvait être rendu caduc par une loi ordinaire émise après sa ratification. C'est ainsi qu'en 1975, la Cour de Cassation a fait prévaloir des dispositions du droit communautaire dérivé sur une loi française ultérieure, dans l'affaire Administration des douanes c. Société des cafés Jacques Vabre. De façon similaire, le Conseil d'État s'est joint à l'avis du juge judiciaire en abandonnant la théorie dite de la loi-écran dans l'arrêt Nicolo, rendu en 1989. Antérieurement à cet arrêt, le Conseil d'État estimait ne pas avoir la possibilité d'écarter une loi postérieure à un traité international et contraire à celui-ci, et faisait donc prévaloir la loi sur le traité international (CE, 1er mars 1968, Arrêt Syndicat général des fabricants de semoules de France). Toutefois, il est important de préciser que jusqu'en 2007, la CESDH ne disposait pas d'une valeur supra-constitutionnelle. Deux arrêts de référence affirmaient sans ambiguïté la primauté des dispositions de valeur constitutionnelle dans la hiérarchie des normes au niveau interne. En vertu des arrêts Sarran et Levacher rendu par le Conseil d'État en 1998 et de l'arrêt Pauline Fraisse rendu par la Cour de Cassation en 2000, la suprématie conférée aux engagements internationaux par l'article 55 de la Constitution, ne s'applique pas dans l'ordre interne aux dispositions de nature constitutionnelle. Cependant, le Conseil d'État semble affirmer la primauté du droit européen sur le droit constitutionnel français dans deux arrêts de principe rendus le 8 février 2007 (CE, Société Arcelor Atlantique et Lorraine et autres ; CE, M. Gardedieu). Ces deux arrêts semblent marquer le terme d'une longue démarche entamée par le Conseil d'État en 1989.

Un « simple » rang législatif en droit britannique : une primauté virtuelle de la CESDH

En droit anglais, la question de la suprématie de la CESDH sur une norme nationale contraire, corollaire indispensable de son effet direct, reste compromise par le principe constitutionnel de la souveraineté parlementaire. En effet, depuis le 18ème siècle, la doctrine constitutionnelle britannique est dominée par le principe de l'omnipotence du Parlement (Parliament's sovereignty), en vertu duquel aucun parlement ne peut lier ses successeurs et aucune autorité n'a le pouvoir d'invalider un acte du parlement, pas même le juge. Le Human Rights Act de 1998 confirme le principe d'omnipotence du Parlement en ce qu'il semble se limiter à accorder aux dispositions de la CESDH un rang législatif, ce qui équivaut à une négation explicite de la primauté de cette dernière sur tout autre acte du législateur contraire et postérieur. La volonté du législateur de faire primer les normes de droit interne contraires à la CESDH s'exprime d'autant plus clairement par l'instauration d'une simple primauté déclaratoire devant les tribunaux britanniques. L'article 3 § 1 de la loi d''incorporation dit que « dans la mesure du possible » la loi doit être interprétée et appliquée en conformité avec la CESDH. En réalité, la loi semble tolérer l'hypothèse d'une contrariété manifeste entre une norme interne et une disposition de la Convention à effet direct. Le législateur reconnaît cependant au juge anglais le droit de prononcer une déclaration d'incompatibilité. Ce qui est en revanche curieux, c'est que de cette reconnaissance d'incompatibilité, le juge ne puisse tirer les conséquences qui s'imposent à lui en écartant l'application de la norme nationale contraire au profit d'une disposition de la Convention. En effet, une telle déclaration ne viserait en aucun cas à invalider ou annuler un acte du Parlement britannique. Il revient simplement aux juges de souligner le fait que le législateur n'a pas eu l'intention de violer la Convention. De plus, les termes de l'article 4 § 6 sont plus explicites en ce qu'ils prescrivent l'inapplication des dispositions de la Convention face à une norme étatique contraire, de quelque nature qu'elle soit. Cela revient à conférer à la CESDH une primauté virtuelle sur les normes de droit interne.

Malgré l'imprécision des dispositions législatives, n'y a-t-il pas des hypothèses certaines dans lesquelles la CESDH peut prévaloir sur la norme nationale, même contraire?

Le Human Rights Act : vide juridique ou application d'une loi perfectible?

La suprématie de la CESDH sur une norme britannique contraire reste possible, notamment dans trois hypothèses. En premier lieu, en l'absence d'une loi, la Convention se trouvera être hiérarchiquement supérieure. Il en va ainsi de certains actes administratifs et des décisions de justice qui ne sont pas encore définitives (stare decisis). En second lieu, la primauté de la Convention s'avère évidente en ce qui concerne une loi antérieure incompatible avec une disposition de la CESDH. En revanche, pour que cette primauté soit effective, il faut que ladite loi interne soit elle-même contraire à la loi d'incorporation de la Convention en droit interne. Enfin, la dernière hypothèse concerne le cas d'interprétation conforme de la loi. L'article 3 § 1 de la loi d'incorporation dispose que la loi doit être interprétée et appliquée de manière à être compatible avec les droits protégés par la CESDH. Cela signifie que le juge devra en quelque sorte présumer de la conventionnalité de la loi en ce qui concerne toutes les lois postérieures à la loi d'incorporation. Par ailleurs, tout en constatant que la loi d'incorporation prévoit explicitement la prévalence d'une norme de droit interne contraire sur la Convention, il est important de préciser que le législateur a toutefois prévu la possibilité de lever la déclaration d'incompatibilité. En effet, l'article 10 §2 et 3 de la loi d'incorporation prévoit que si des raisons sérieuses l'exigent, tout ministre concerné peut amender la loi aux fins de la rendre compatible avec la CESDH (remedial action). Par le biais de cet article, le législateur autorise donc l'exécutif à empiéter sur la toute-puissance du Parlement.

Pour conclure, il paraît juste de dire que la CESDH est mise en œuvre de manière effective aussi bien dans l'ordre interne français que dans l'ordre interne britannique. D'une part, l'Assemblée du contentieux du Conseil d'État a fait franchir à l'intégration communautaire un pas considérable dans ses arrêts de 2007. D'autre part, on se rend compte que la conception dualiste se révèle être a priori un obstacle majeur à la mise en œuvre effective des droits de l'homme dans l'ordre juridique interne. Cependant, la doctrine traditionnelle d'omnipotence du Parlement ne coïncide plus tout à fait avec les réalités constitutionnelles actuelles. Dans son arrêt Factortame Ltd v Secretary of State for Transport rendu en 1989, la Chambre des Lords suspend les effets d'une loi britannique postérieure au profit d'une norme communautaire. L'interprétation de cet arrêt montre que le droit britannique doit se conformer aux impératifs du droit communautaire, incluant le droit européen des droits de l'homme qui a trouvé un véritable ancrage en droit communautaire. L'originalité du droit anglais réside en tout état de cause dans le choix du législateur de conférer le pouvoir de lever une déclaration d'incompatibilité (remedial action) à l'exécutif, plutôt qu'au judiciaire.

Bibliographie:

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Cours suprêmes nationales et Convention européenne des droits de l'homme, Nouveau rôle ou bouleversement de l'ordre juridique interne www.courdecassation.fr/IMG/File/cours_supremes_canivet.pdf

http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/ (site du Ministère des Affaires Etrangères et Européennes)

http://www.echr.coe.int/ECHR/homepage_fr (site de la Cour européenne des droits de l'homme)