Liens commerciaux sur Internet et contrefaçon de marques : dissonance des droits français et américain par Géraldine BLANCHE
Les moteurs de recherche ont depuis six ans fait l’objet d’actions en contrefaçon de marques. Des détenteurs de droits leur reprochent d’utiliser des marques protégées pour attribuer leurs espaces publicitaires appelés liens commerciaux. Dans une étude parue en 2005, M. Keenan a mis en évidence l’existence de décisions américaines et françaises dissonantes sur le sujet. Trois ans plus tard, son analyse mérite d’être réexaminée à la lumière de développements récents. Terrance Keenan: American and French perspectives on Trademark Keying: The Courts leave businesses searching for answers (2005, University of Washington, Schidler Journal of Law, Commerce and Technology)
Propos liminaires
Afin de cerner au mieux la problématique du sujet, il convient au préalable de procéder à une dissection du processus de "keying" ou "système de référencement": D’autre part, dans un souci de concision, l’étude portera uniquement sur les jurisprudences du moteur de recherche Google plus nombreuses. et donc plus pertinentes dans une approche comparative. Enfin, cette étude se concentrera sur la problématique de la contrefaçon, à l’exclusion d’autres fondements complémentaires envisageables tels que la concurrence déloyale.
Il faut dans un premier temps savoir que chaque page Internet comporte des "méta-tags" autrement dit des balises HTML composées de mots-clefs caractérisant la page web donnée. Une carte d'identité du site en quelque sorte. Ainsi, par exemple, un site de vente de codes juridiques pourra comporter des méta-tags tels que "code" ou "droit". L'objectif des moteurs type Google est de proposer les sites les plus pertinents aux internautes confrontés à l'immensité d'Internet. Ainsi, à partir d'une requête d'internaute, les programmes des moteurs de recherche "scannent" Internet à la recherche de méta-tags correspondant à cette requête puis procèdent à une indexation automatique des sites afin d'offrir à l'internaute une liste de liens classés par ordre de pertinence vers les sites dont les contenus ont un rapport avec la requête initiale. Les éditeurs de sites Internet ont donc tout intérêt à choisir judicieusement leurs méta-tags puisqu'en dépendent leur présence et surtout leur classement dans le référencement des moteurs de recherche. Le service de recherche étant gratuit pour l'internaute, les moteurs de recherche tirent leurs revenus des bannières publicitaires présentes sur leurs sites. C'est ainsi qu'en parallèle de sa fonction d'outil de recherche, Google a développé une offre payante de services publicitaires dénommée "Adwords". Le fonctionnement de ce programme est simple: en contrepartie de l'achat de mots-clefs par les annonceurs, Adwords leur permet d'apparaître sur la page de résultats des recherches de Google sous forme d'une courte annonce comportant un hyperlien et l'adresse du site Internet de l'annonceur. Il suffit qu'existe une concordance entre les mots-clefs achetés par l'annonceur et ceux contenus dans la requête de l'internaute pour qu'apparaissent les liens publicitaires des annonceurs. Les annonceurs sont libres dans le choix de leurs mots-clefs, mais Google propose également de les assister en fournissant une liste de mots-clefs potentiels. Afin de permettre aux internautes de distinguer les résultats de recherches usuels de ceux payants, les moteurs de recherches les séparent géographiquement en plaçant les liens d'annonceurs sous une bannière distincte intitulée "liens commerciaux".
À la lumière de cette description, les moteurs de recherche semblent donc constituer de simples services d'annuaires sur Internet permettant en parallèle à des annonceurs publicitaires de cibler au mieux leurs consommateurs potentiels. Pourtant c'est bien dans le cadre de leur fonction de prestataire publicitaire que les moteurs de recherche ont vu leur responsabilité engagée. Cette pratique s'est avérée problématique dès lors que Google ne se contente pas de vendre des mots-clefs usuels mais permet l'achat de marques déposées. Pour reprendre l'exemple précité, Dalloz, un annonceur concurrent de Litec peut donc acheter le mot-clef "Litec", marque déposée, et dès lors verra apparaître son annonce à côté de celui de Litec dès lors qu'un internaute souhaitant se procurer un ouvrage Litec entre une requête en ce sens. Les titulaires de marques estiment que ce système constitue un usage illicite de leurs marques par les annonceurs concurrents aux fins d'obtenir une position privilégiée dans l'affichage des résultats. À leurs yeux, le signe nominatif ne servirait plus à distinguer les produits du titulaire mais bien ceux du concurrent. Selon les titulaires de marques, cette méthode de publicité leur nuit gravement puisqu'elle crée un amalgame dans l'esprit du consommateur constitutif de contrefaçon. Et si l'annonceur tire un profit puisque le lien vers son site apparaît dans les premiers rangs des résultats, les moteurs de recherche ne sont pas en reste puisqu'ils profitent de la commercialisation des mots-clefs justifiant pleinement selon les titulaires de marques des recours pour contrefaçon de marque
Google s'en défend et avance que sa politique en matière de trademark keying interdit l'utilisation par les annonceurs de marques nominatives dans les titres ou le corps d'un lien commercial. D'autre part la société tente de se déresponsabiliser en précisant que les annonceurs sont responsables du contenu de leur publicité et des mots clefs choisis. N'en demeure pas moins que le moteur de recherche tire bien un profit de la commercialisation de marques déposées à travers son programme Adwords. Le litige s'avère d'autant plus grave lorsque le lien commercial invite l'internaute à se rendre sur des sites déployant une activité illicite de vente de produits contrefaits comme il en a été question dans l'affaire Louis Vuitton. Si un internaute indiquait dans sa requête initiale le nom du célèbre malletier, il voyait apparaître dans la marge des annonces commerciales des liens vers des sites de vente d'articles contrefaits des produits du fameux maroquinier. Il appartient donc au juge de trancher la question de savoir si la société Google commet des actes non autorisés de contrefaçon dans le cadre de son programme Adwords. Si la matière est relativement récente, ce type d'action en contrefaçon à l'encontre des moteurs de recherche s'est multiplié ces six dernières années tant en France qu'aux Etats-Unis. Et comme le souligne très justement Keenan, face au silence des codes en droit français ainsi que celui de la common law en droit américain, la jurisprudence en la matière revêt une importance toute particulière. Reste que les tribunaux peinent à offrir une solution uniforme idéale. Preuve en est la divergence entre les juridictions françaises et Américaines qui font apparaître une différence de conception du droit des marques entre les Etat-Unis et la France. L'opposition d'intérêts commerciaux divergents Ces litiges voient s'opposer des intérêts commerciaux divergents: d'une part Google compte sur le système de référencement pour s'assurer un revenu important qui contribue à la croissance de son activité commerciale et lui permet ensuite d'investir afin d'offrir aux internautes un service plus performant. D'autre part, les propriétaires de marques déposées souhaitent protéger l'investissement intellectuel et financier que constitue leur marque qui est mis en péril dès lors que la reconnaissance de sa valeur et de sa réputation auprès des consommateurs ("goodwill") est atteinte. Il s'agit donc pour les juridictions de trouver un juste équilibre entre les deux.
Deux définitions de la contrefaçon
Le siège du droit des marques aux Etats-Unis est double: à l'échelle des Etats et à l'échelle fédérale. Si les deux trouvent leur origine dans la doctrine de la concurrence déloyale édifiée par la common law elles sont aujourd'hui complétées par différentes législations. Ainsi au niveau fédéral, c'est le Lanham Trademark Act qui se charge de définir la contrefaçon en sanctionnant l'utilisation commerciale d'une marque pour des biens ou des services dès lors qu'existe un risque d'erreur ou de confusion. Le Facteur déterminant dans l'établissement de la contrefaçon est donc le risque d'amalgame par le public. En France, la définition de la contrefaçon est prévue par le code de la propriété intellectuelle ("CPI") qui condamne non seulement la reproduction ou l'usage d'une marque pour des services ou produits identiques (Art. L. 713-2 CPI), mais aussi tout usage susceptible de créer une confusion dans l'esprit du public pour des produits ou services similaires (Art. L. 713-3 CPI). Dans une perspective comparative, on peut noter que si le droit français condamne le simple usage d'une marque pour des biens ou services similaires, le droit américain exige l'existence d'un risque de confusion dans l'esprit du consommateur, peu importe que ces biens soient similaires ou identiques.
Deux réponses jurisprudentielles reflets d'une divergence de conception du droit des marques
Aux Etats-Unis, plusieurs sociétés ont agi contre le moteur de recherche alléguant que Google capitalise illégalement sur leurs marques en permettant et même en encourageant leurs concurrents à acheter des mots-clefs identiques ou du moins substantiellement similaires aux marques qu'ils détiennent. La première jurisprudence conséquente en la matière est Governement Employees Insurance Company ("GEICO") c/ Google, Inc. rendue par la District Court de l'Etat de Virginie en août 2005. Un premier jugement avant dire droit avait estimé la plainte de GEICO recevable en considérant que les faits pouvaient constituer à première vue une contrefaçon, à la charge de Google de renverser la présomption en défense. Ce que le moteur de recherche a réussi puisque dans le jugement au fond la cour a tranché en sa faveur. Google s'est défini comme un intermédiaire technique, insistant sur le caractère automatique et robotique d'Adwords s'efforçant avec succès de démontrer que le risque d'amalgame résultant du système de keying était nul puisque les titres et le corps des liens commerciaux ne contenaient pas les marques nominatives. La cour a donc jugé que l'usage d'une marque déposée comme mot-clef pour diffuser de la publicité ne constituait pas une contrefaçon. Cette jurisprudence est néanmoins à tempérer puisque, comme le remarque Keenan, le système hiérarchique des juridictions américaines de common law fait que cette décision ne lie pas les autres juridictions. Cette décision a néanmoins eu le mérite d'étendre le contentieux aux annonceurs qui utilisent des marques non pas dans le texte de leur publicité mais pour déclencher l'apparition de leurs publicités. Dans une deuxième affaire, American Blind & Wallpaper Factory, Inc. c/ Google, Inc., la Cour Féderale de Californie a dû déterminer si le but d'Adwords n'était pas de créer sciemment la confusion dans l'esprit des internautes au profit des concurrents ayant payé pour figurer sur la page. Keenan sous-entend que les moteurs peuvent être tentés, moyennant le versement d'une rémunération, de programmer leur moteur de recherche afin de mieux positionner leurs sites clients. Reste que le 31 août 2007, après plus de quatre années de procédure, les parties ont procédé à une transaction en faveur de Google. Selon les termes de l'accord, Google n'aura aucune compensation à verser, et de son côté, American Blinds promet de ne plus engager d'action en justice à l'encontre du moteur si ce dernier poursuit sa politique actuelle en matière de référencement. Cette transaction a coupé court au procès devant jury qui devait débuter en novembre 2007 et qui aurait pu marquer un tournant en faveur des propriétaires de marques. Google sort donc une fois de plus vainqueur du litige. Reste que les titulaires de marques font preuve de ténacité puisque le 31 août 2007 American Airlines s'est lancé dans la course en portant plainte contre Google. Si le litige en est à ses prémices, la force de la marque American Airlines ainsi que son poids dans l'économie américaine et ses moyens financiers joueront peut-être en sa faveur.
En France, la jurisprudence penche au contraire en faveur des titulaires de marques. Il convient néanmoins de noter que la matière n'a pas encore donné lieu à une étude en droit par la Cour de cassation. Dans son commentaire, Keenan retient tout d'abord le jugement Louis Vuitton Malletier c/ Google France de la troisième chambre du TGI de Paris en date du 4 février 2005. Dans cette affaire, la cour a jugé qu'en permettant aux annonceurs d'enchérir sur l'association de mots tels que "imitation", "replica", avec les termes "Louis Vuitton" ou encore "LV" aux fins de placer leurs liens publicitaires à côté du site du malletier, Google commettait des actes de contrefaçon au sens de l'article L.713-3 CPI. Selon la cour, la présentation des publicités était de nature à induire en erreur les internautes sur l'origine et les qualités substantielles des biens proposés. Keenan note que l'affaire concernait des biens tangibles, à la différence de l'affaire GEICO, pouvant dès lors justifier la différence de jugement. Mais l'auteur remarque cependant que des jurisprudences françaises ultérieures concèdent d'importantes victoires aux titulaires de marques. Ainsi relève t'il la jurisprudence Google France c/ Sociétes Viaticum et Luteciel du 10 mars 2005 dans laquelle la Cour d'appel de Versailles juge l'achat de termes protégés en tant que mots-clefs constitutif de contrefaçon. Il est également intéressant de relever l'argument avancé par Google selon lequel le caractère automatique du programme est preuve de son absence d'intervention dans le choix des mots-clefs par les annonceurs. Google cherchait ainsi à se déresponsabiliser en valorisant sa passivité garante de sa neutralité qui est une qualité recherchée par les internautes. Néanmoins, la Cour d'appel a estimé que l'absence de contrôle préalable des mots-clefs n'était pas de nature à exempter Google de sa responsabilité, bien au contraire puisque cela constituait un non-respect de ses obligations d'interdire l'utilisation de mots-clefs manifestement illicites. Depuis la publication du commentaire de Terrance Keenan, d'autres arrêts ont été rendus en la matière. Ainsi, la jurisprudence Google c/ S.A.R.L. CNRRH de la Cour d'appel de Versailles du 23 mars 2006 condamne Google pour contrefaçon de la marque "Eurochallenge" enregistrée par l'intimé. Google avait concédé aux concurrents de CNRRH l'usage du terme Eurochallenge à titre onéreux afin de diriger la clientèle vers des sites proposant des services identiques à ceux pour lesquels la marque Eurochallenge avait été enregistrée. D'autre part il convient de noter que dans un arrêt du 28 juin 2006 Google France c/ Louis Vuitton Malletier la Cour d'appel de Paris a succinctement confirmé l'existence de contrefaçon avant d'étudier la question périphérique de la compétence territoriale du juge. Ainsi en France, la jurisprudence s'est donc montrée très ferme envers Google rappelant que le droit des marques est perçu avant tout comme un droit de la propriété. Les ressources intellectuelles et financières investies dans la marque sont au cœur de la protection mettant en exergue la nécessité de protéger sa réputation, sa notoriété et son image en tant que caractéristiques essentielles à protéger autant que la marque, même en l'absence de confusion dans l'esprit du public. Les juridictions estiment que Google prend des risques et doit donc en assumer les conséquences en contrepartie des profits que la société retire de la commercialisation de cet outil. À l’inverse, aux Etats-Unis, les juridictions sont réticentes à condamner le moteur de recherche, exprimant la volonté de valoriser les intérêts et la liberté du consommateur au nom de la libre concurrence.
Conclusion
Alors que l'achat de mots-clefs composés de marques déposées constitue un acte de contrefaçon en droit français, l'absence de confusion empêche de qualifier les faits de contrefaçon en droit américain. Reste que des fondements d'action autres que la contrefaçon sont offertes aux titulaires de marques pour agir contre Google: parasitisme ; atteinte à la dénomination sociale, atteinte à un nom commercial, publicité mensongère ou encore le recours en concurrence déloyale. D'autre part il est intéressant de noter que les annonceurs n'ont curieusement pas fait l'objet d'actions aussi nombreuses alors que leur rôle dans l'usage illicite des marques est flagrant. Les titulaires de marques estiment, sans doute à juste tire, qu'il est bien plus simple d'agir contre Google seul que contre chaque annonceur séparément, d'autant plus que Google contrôle l'outil Adwords à la source des litiges.
Bibliographie sélective:
www.legifrance.gouv.fr www.doctrinal.fr
www.lexisnexis.com www.westlaw.com
www.zdnet.fr Business et Technologies, LVMH fait condamner Google pour contrefaçon de marque, rédaction de zdnet.fr, 7 février 2005 www.droit-tic.com: Droit des nouvelles technologies de l’information et de la communication, le service Adwords de Google France de nouveau sanctionné pour contrefaçon de marque www.legalis.net www.googlenews.com www.prodimarques.com
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