A propos de l’affaire Microsoft : monopolisation et abus de position dominante, par Anne-Sophie Dalet
L’affaire Microsoft est une véritable saga, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe. Après de multiples enquêtes, accords, décisions, et appels, Microsoft a finalement été condamné aux Etats-Unis et par l’UE pour des pratiques anticoncurrentielles. On s’intéressera plus particulièrement aux pratiques contraires à la Section 2 du Sherman Act (monopolisation et tentative de créer un monopole) et à la façon dont elles ont été traitées au sein de l’UE. On peut ainsi remarquer qu’il y a des divergences importantes dans les différentes décisions.
Aux Etats-Unis, l’affaire Microsoft a commencé en 1990, année où les autorités de concurrence américaines ont ouvert une enquête sur la domination de Windows. En 1994, Microsoft a signé un accord de bonne conduite. Mais devant l’expansion de la concurrence, Microsoft s’est mis à vendre Windows 95 (son nouveau système d’exploitation) avec Explorer (son navigateur internet). En 1998, Microsoft accepte que Windows soit vendu sans Explorer, mais c’est jugé insuffisant par 20 Etats et l’Etat fédéral qui portent plainte contre Microsoft pour abus de sa position dominante en l’accusant de vouloir bloquer ses concurrents. En première instance (87 F.Supp.2d 30 (D.D.C.2000)), le juge Jackson ordonne que Microsoft soit scindé en deux car elle a violé les Sections 1 (vente liée de Windows et d’Explorer) et 2 (monopolisation et tentative de créer un monopole) du Sherman Act.
Microsoft a violé la Section 2 du Sherman Act. En effet, elle s’est engagée dans des pratiques anticoncurrentielles et d’exclusion (pratiques visant à exclure ses concurrents du marché ; en l’espèce prix prédateurs) en vue de conserver son monopole sur le marché mondial des systèmes d’exploitation et d’étendre son monopole (« attempt to monopolize ») sur le marché des navigateurs internet. La Cour d’appel annule l’obligation de scinder Microsoft en deux (US v. Microsoft Corp., 253 F.3d 34, 58-59 (D.C. Cir. 2001)), mais confirme la violation du droit de la concurrence et Microsoft doit signer un accord lui imposant des contraintes techniques pendant cinq ans pour s’assurer que Windows ne bloque pas les logiciels des autres fabricants. En effet, Microsoft a un pouvoir de monopole dans le marché pertinent, et elle s’est livrée à une pratique d’exclusion qui ne peut pas être justifiée par son impact positif sur la concurrence (meilleure efficacité…). La Cour d’appel a donc considéré que la conduite de Microsoft visait à préserver son monopole par des moyens anticoncurrentiels. La tentative de créer un monopole est une des infractions les plus complexes du droit de la concurrence américain (ne sanctionne pas l’exercice d’un pouvoir existant, mais une pratique risquant de créer un monopole). Trois éléments sont requis pour caractériser une telle violation (Spectrum Sports Inc v. Mc Quillan, 506 US 447, 459 (1993)) : l’entreprise s’est livrée à des pratiques prédatrices ou anticoncurrentielles, avec la volonté d’acquérir suffisamment de parts de marché pour pouvoir contrôler les prix ou la volonté de supprimer la concurrence pour certains produits, et elle a des chances de succès. Le juge Jackson a considéré que les trois conditions étaient réunies dans l’affaire Microsoft.
Par ailleurs, Microsoft a versé des dommages et intérêts à plusieurs entreprises dont elle avait bloqué l’entrée sur le marché et à qui elle avait fait une concurrence déloyale. En revanche, l’entreprise n’a pas été condamnée à verser une amende pour pratiques anticoncurrentielles. Les procès contre Microsoft, aussi bien de la part des Etats américains que de ses concurrents ne sont probablement pas terminés.
Au sein de l’Union européenne, l’arrêt Microsoft est l’arrêt le plus récent concernant une obligation d’octroyer une licence pour des droits de propriété intellectuelle. Il est le fruit d’une longue procédure. En 2000, Sun Microsystems a déposé une plainte auprès de la Commission pour abus de position dominante de la part de Microsoft car Microsoft refusait de donner les informations nécessaires pour que ses concurrents puissent élaborer des logiciels interopérables avec Windows. La Commission a alors ouvert une enquête, et a également dénoncé l’intégration du logiciel Windows Media Player (WMP) dans Windows.
En 2004, la Commission a déclaré Microsoft coupable d’abus de position dominante (Article 2 de la décision ; Microsoft a violé l’Article 82 TCE). La Commission a ainsi condamné Microsoft à payer une amende record de plus de 497 millions d’euros (plus haute amende jamais infligée à une seule entreprise en Europe pour des pratiques anticoncurrentielles), et a ordonné des mesures correctives (injonctions) : Microsoft doit divulguer les informations nécessaires pour assurer une interopérabilité complète entre Windows et les logiciels de ses concurrents, et doit cesser la vente liée de WMP avec Windows. Le refus de divulguer les informations permettant l’interopérabilité est abusif parce que cette interopérabilité est indispensable à un vendeur de systèmes d’exploitation pour serveurs de groupes de travail pour qu’il soit viable. De plus, il n’y a pas de substitut actuel ou potentiel à la divulgation par Microsoft des informations demandées. Et le refus de Microsoft de divulguer ces informations lui a permis d’accroitre ses parts de marché de manière à être dominant sur d’autres marchés que celui des systèmes d’exploitation pour PC. Cela risque d’entraîner l’élimination de la concurrence sur le marché concerné. Et le refus réduisait l’innovation et le choix des consommateurs. Par ailleurs, la vente liée de WMP empêche une réelle concurrence sur le marché des lecteurs multimédias : WMP a un avantage significatif ce qui a un effet négatif sur la concurrence, crée des barrières d’entrée, et limite l’innovation au détriment des consommateurs. Il y a eu deux abus différents mais une seule violation de l’Article 82 TCE qui consiste en la stratégie de Microsoft de se servir de sa « superdominance » (plus de 90% de parts de marché : quasi-monopole) sur le marché des systèmes d’exploitation pour PC pour restreindre la concurrence et asseoir sa position sur le marché des systèmes d’exploitation pour serveurs de groupes de travail et des lecteurs multimédias. Le refus d’octroyer une licence est abusif et pas objectivement justifié.
Microsoft a fait appel de cette décision. Elle a demandé la suspension des injonctions (refusée par le TPI fin 2004) et l’annulation de sa condamnation au fond (rejeté par le TPI en 2007 qui a confirmé pour l’essentiel la décision de la Commission). Microsoft ne s’étant pas exécuté entre temps concernant la divulgation des informations nécessaires à l’interopérabilité, la Commission a prononcé une amende supplémentaire en juillet 2006 (280,5 millions d’euros) plus une astreinte de plusieurs millions par jour supplémentaire de retard, puis une amende de 899 millions d’euros en 2008.
Ainsi, l’UE n’a pas séparé la monopolisation (Microsoft a fait usage de son monopole pour tenter d’exclure des concurrents du marché des systèmes d’exploitation pour PC) et la tentative de monopoliser (tentative d’acquérir un monopole sur un autre marché que celui sur lequel elle a déjà un monopole ; marché des navigateurs internet). En effet, du point de vue européen, Microsoft a commis une seule violation de l’Article 82 TCE en refusant de rendre Windows compatible avec des logiciels autres que les siens (ses concurrents devraient avoir accès aux informations qui leur permettrait de rendre leurs logiciels compatibles), et en se servant de sa position dominante pour essayer d’établir une position dominante sur un marché voisin. Il y a une différence dans la façon d’appréhender la question.
D’autres actions contre Microsoft sont toujours en suspens : par exemple, la Commission a estimé (mars-avril 2007) que Microsoft vendait trop cher les licences de ses logiciels à ses concurrents. Microsoft s’est justifié par écrit mais on ne sait pas encore ce que la Commission en pense. De plus, Microsoft est surveillée en permanence : Microsoft a modifié Vista parce que la Commission menaçait d’ouvrir une enquête en 2006.
Cette décision a autant déchaîné les passions parce que cela concerne les droits de propriété intellectuelle. La tentative du TPI de préciser quand le droit de la concurrence doit prévaloir a donné lieu a beaucoup de commentaires. C’est un sujet sensible que de savoir ce qui doit prédominer des droits de propriété intellectuelle ou du droit de la concurrence. Les autorités de concurrences doivent peser le but de la protection attachée aux droits de propriété intellectuelle et le dommage causé au droit de la concurrence afin de déterminer si une atteinte doit être portée aux droits de propriété intellectuelle. L’exercice d’un droit de propriété intellectuelle ne peut être sanctionné comme étant un abus de position dominante que si des « circonstances exceptionnelles » sont réunies (définies dans l’arrêt du TPI). Bien qu’il n’existe pas de possibilité d’exemption d’une conduite contraire à l’Article 82 TCE dans le traité, le TPI en prévoit une si la pratique présente un bilan économique positif. Cela permet d’exempter un abus de position dominante qui conduit à des gains d’efficacité, une exemption exceptionnelle car dans le domaine qui nous intéresse la protection des droits de la propriété intellectuelle, facteur d’innovation, demeure prioritaire. Il ne faut donc faire prédominer les règles de concurrence que si le dommage causé à la concurrence apparaît bien plus important que le bénéfice du respect des règles de propriété intellectuelle. En l’espèce, Microsoft doit communiquer les informations permettant l’interopérabilité des systèmes d’exploitation pour serveurs de groupes de travail avec son système d’exploitation Windows pour PC clients car le besoin d’interopérabilité peut dans certaines conditions justifier une atteinte à des droits de propriété intellectuelle. Le fait d’assurer l’interopérabilité va peut être réduire la motivation de Microsoft pour innover, mais cela l’augmentera au sein de toute l’industrie.
Plusieurs divergences entre les décisions américaines et communautaires peuvent être soulignées. Premièrement, aux Etats-Unis, la vente liée de Windows et d’Internet Explorer est traitée comme une violation de la Section 1 du Sherman Act (pratique concertée), alors que la vente liée de WMP et de Windows est traitée par l’UE comme une violation de l’Article 82 TCE (et non comme une violation de l’Article 81 qui est l’équivalent de la Section 1). De plus, il n’y a pas d’illégalité aux Etats-Unis car aucun effet restrictif de concurrence n’a été prouvé (un effet réel doit être prouvé), alors qu’un abus de position dominante est caractérisé car il y a des risques de restriction de la concurrence (une restriction potentielle suffit). Il est ainsi ordonné à Microsoft par les instances communautaires de cesser la vente liée, alors que cette pratique est considérée comme légale aux Etats-Unis. En France, il en aurait été de même qu’au sein de l’UE puisque les ventes liées sont expressément interdites par l’article L. 420-2 du Code de commerce (équivalent de l’Article 82 TCE). Deuxièmement, une grosse amende a été imposée à Microsoft par la Commission et le TPI, alors qu’aucune amende n’a été imposée aux Etats-Unis. De plus, aucune mesures correctives n’ont été ordonnées : il n’y a eu aux Etats-Unis qu’une transaction conclue entre Microsoft et les autorités en charge de la concurrence comportant deux types d’engagements (le « Microsoft Communications Protocol Program » a été mis en place à la suite de cet accord mais son application n’a à ce jour pas été satisfaisante), mais pas d’amende, pas de cessation de la vente liée, et pas d’obligation d’octroyer des licences. Troisièmement, contrairement aux Etats-Unis, l’UE et la France ne condamnent pas les tentatives d’obtenir une position dominante : les articles 82 et L.420-2 ne s’appliquent qu’une fois un certain seuil atteint. Mais pour compenser cela, les seuils nécessaires à l’application de ces articles sont beaucoup plus bas (de l’ordre de 50% de parts de marché pour l’UE et 25% pour la France) que ceux nécessaires à l’application de la Section 2 du Sherman Act (de l’ordre de 75% et plus pour la monopolisation ; et 50% et plus pour la tentative de monopoliser). Il y a ainsi un problème de champ d’application des Sections 1 et 2 du Sherman Act : en effet, ces deux sections ne se complètent pas ce qui permet à certaines conduites unilatérales restreignant la compétition de ne pas être sanctionnées quand les entreprises coupables de ces conduites n’atteignent pas les seuils nécessaires à l’application de la Section 2 (arrêt Copperweld Corp. et al. v. Independence Tube Corp., 467 US 752). La tendance récente aux Etats-Unis est à l’assouplissement de l’application des règles de concurrences aux entreprises en position dominante. Par exemple, la Cour Suprême a décidé que les prix minimum de revente imposés unilatéralement par un fournisseur en position dominante ne sont pas forcément illicites (arrêt Leegin, 28 juin 2007). L’arrêt Microsoft au sein de l’UE va à l’encontre de cette tendance. Ainsi, les entreprises de dimension mondiale ne font pas face aux mêmes risques aux Etats-Unis et en Europe.
D’après Tom Barnett, l’assistant Attorney General en charge des questions de concurrences au sein du ministère de la justice américain, ces différences sont dues à des divergences d’objectifs. Il a en effet déclaré à la suite de l’arrêt Microsoft du TPI qu’aux Etats-Unis, « les lois antitrust sont appliquées pour protéger les consommateurs en protégeant la concurrence, et non les concurrents ». Cela a bien évidemment provoqué de vives réactions de membres de la Commission. Le but de l’UE est aussi la protection des consommateurs. En revanche, à la différence des Etats-Unis, elle cherche aussi à protéger les petites et moyennes entreprises, ce qui peut expliquer la divergence dans les décisions et la sévérité de l’UE à l’égard d’une entreprise « super-dominante » comme Microsoft. Au nom de cet objectif, la CJCE a imposé aux entreprises ayant une position dominante une « responsabilité spéciale » envers les autres entreprises (Nederlandsche Banden Industrie Michelin NV v Commission (322/81) 1983 E.C.R. 3461 at 57), ce qui n’existe évidemment pas aux Etats-Unis. De plus, il ne faut pas oublier que cette décision a été prise à propos d’un marché très particulier (secteur des hautes technologies). Il est évident que le fait qu’il soit question de ce secteur a joué un rôle dans la prise de décision des autorités de concurrence communautaires.
En France, la notion d’abus de position dominante provient du droit communautaire et présente donc beaucoup de similitudes avec la notion communautaire (article L.420-2, alinéa 1er, du Code de commerce). Mais à la différence du droit communautaire, le droit français interdit l’abus de dépendance économique et la vente à perte. Une autre particularité française est que le Code de commerce (article L.420-4) prévoit une possibilité d’exemption d’abus de position dominante, ce qui n’existe pas en droit communautaire (à part en matière de droits de propriété intellectuelle ; voir ci-dessus). Elle n’est que théorique car elle n’a pour l’instant jamais été utilisée en pratique. Mais cela contraste aussi avec le système américain dans lequel une possibilité d’exemption a été prévue, mais seulement par la jurisprudence : les cas dans lesquels la conduite d’une entreprise peut être considérée comme légale bien qu’elle soit anticoncurrentielle sont moins clairs. La France n’était pas compétente dans cette affaire car Microsoft dépassait largement les seuils de la compétence communautaire (l’affaire était donc de compétence communautaire, et non française).
Bibliographie : - Federal Antitrust Policy: The Law of Competition and its Practice. Third Edition. H. Hovenkamp. Thomson West - United States: monopolistic behaviour – computer software – monopolization suit – conclusions of law published. Peter D. Sharp et Douglas F. Broder. E.C.L.R. 2000, 21(7), N79-80. - United States versus Microsoft: A case study. Michael Betts, 2007. http://www.okjolt.org/articles/2007okjoltrev35.cfm - EC Competition Law: Texts, Cases, and Materials. Third Edition. A. Jones and B. Sufrin. Oxford University Press - The EC Law of Competition. Second Edition. Faull & Nikpay. Edited by J. Faull and A. Nikpay. Oxford University Press - Competition Law of the EC and UK. Sixth Edition. Mark Furse. Oxford University Press - La Semaine Juridique Entreprise et Affaires n° 10, 6 Mars 2008, 1314. Georges Decocq - Arrêt Microsoft : articulation entre droits de propriété intellectuelle et abus de dominance. Michel Debroux. La Semaine Juridique Entreprise et Affaires n°43, 25 Octobre 2007, 2304. - L’arrêt Microsoft : simple adaptation ou nouvelle interprétation de l’article 82 CE ? Laurence Idot. Europe n°12 , Décembre 2007, Etude 22. - Abus de position dominante de Microsoft : le Tribunal de première instance confirme… et Microsoft se soumet ! David Bosco. Contrats Concurrence Consommation n°11, novembre 2007, comm. 279. - The diametrically opposed principles of US and EU antitrust policy. Dieter de Smet. E.C.L.R. 2008, 29(6), 863-894
Arrêts américains : - US v. Microsoft Corp, 147 F.3d 935 (D.C.Cir. 1998) - US v. Microsoft Corp, 87 F.Supp.2d 30 (D.D.C. 2000), 253 F.3d 34 (D.C.Cir.)
Arrêts européens : - Décision de la Commission du 24 mars 2004 ; COMP/C-3/37.792 2005 4 CMLR 965 - Microsoft Corp v Commission, TPI. T-201/04 R(II) 2005 4 CMLR 5 - Microsoft Corp v Commission, TPI, 17 septembre 2007. T-201/04 2007 5 CMLR 11