A propos de la reconnaissance de l’effet direct des directives communautaires, par Florine de La Forest Divonne

La directive communautaire, prévue par l’article 189 du traité de Rome est une norme originale, respectueuse de l’autonomie des Etats. Seuls ses objectifs ont un caractère obligatoire. Pourtant la Cour de Justice des Communautés européennes a été amenée à reconnaître l’effet direct de certaines directives. Cette jurisprudence est accueillie de manière contrastée par les différents Etats. L’étude de la reconnaissance de l’effet direct des directives en Allemagne et en France témoigne de manière plus générale de l’accueil fait par les deux pays au droit communautaire.

En ratifiant le traité instituant la Communauté européenne (TCE), les Etats membres ont transféré une partie de leur souveraineté à la Communauté. L’article 189 du traité dispose que « la directive lie tout État membre destinataire quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens ». Cette norme communautaire semble préserver l’autonomie des Etats. La directive a certes un caractère obligatoire, mais ses effets dépendent de la transposition faite par les Etats. Pourtant la Cour de Justice des Communautés européennes (CJCE) a été amenée à reconnaitre un effet direct aux directives n’ayant pas fait l’objet de transposition en droit interne, uniquement cependant lorsqu’elles sont claires, précises et inconditionnelles. De quelle manière cette jurisprudence est-elle acceptée par les Etats membres, alors qu’elle entame leur souveraineté ? Dans un premier temps, il est nécessaire de rappeler les circonstances par lesquelles la Cour de Justice des Communautés Européenne a progressivement reconnu l’effet direct de certaines directives. L’Allemagne, comme la France, témoigne en premier lieu de réticences face à cette reconnaissance, mais la jurisprudence suprême allemande va rapidement suivre la position communautaire, alors que le Conseil d’Etat français se cantonne à sa jurisprudence Cohn-Bendit. La reconnaissance de l’effet direct des directives par la CJCE La reconnaissance de l’effet direct de certaines directives par la Cour de Justice n’a pas été immédiate. Au contraire, elle est le fruit d’une construction jurisprudentielle de plus de dix ans. Dès 1963, la Cour reconnaît un effet direct au droit communautaire primaire. Ensuite, pas à pas, elle a retranscrit ces arguments aux directives. Dans le célèbre arrêt Van Gend & Loss du 5 février 1963, la Cour reconnaît au traité de Rome un effet direct. La Cour considère que le traité instituant la Communauté européenne (TCE) est « plus qu'un accord qui ne créerait que des obligations mutuelles entre États contractants ». Selon l’énoncé de la Cour, « la Communauté constitue un nouvel ordre juridique de droit international, au profit duquel les États ont limité, bien que dans des domaines restreints, leurs droits souverains et dont les sujets sont non seulement les états membres mais également leurs ressortissants ». Le traité devient dès lors créateur de droits individuels que les juridictions nationales se doivent de protéger. Après avoir reconnu l’effet direct du droit primaire communautaire, la Cour de Justice franchit une nouvelle étape dans l’arrêt Leberpfennig du 6 octobre 1970 en reconnaissant l’effet direct d’une décision en lien avec une directive. En 1974, à l’occasion de l’arrêt Van Duyn, la CJCE va plus loin et reconnait l’effet direct d’une directive non transposée. En l’espèce, Mlle Van Duyn, de nationalité néerlandaise, désirait exercer l’activité de secrétaire auprès de l’église anglaise de scientologie. Les autorités anglaises y virent une atteinte à l’ordre public et lui refusèrent son entrée sur le territoire. Cette dernière invoqua alors le principe de libre circulation des travailleurs au sein de la Communauté Économique Européenne, prévue à l’article 48 du TCE. Dans le cadre d'un renvoi préjudiciel, la High Court of Justice saisit la CJCE au sujet de l'applicabilité directe de cet article, ainsi que de la directive 64/221 du 25 février 1964 pour la coordination des mesures spéciales aux étrangers en matière de déplacement et de séjour justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique. Cette directive n’avait pas été transposée dans l’ordre interne britannique. La CJCE considère que la directive engendre un effet direct en se fondant sur le principe de l’effet utile. Si le délai de transposition d'une directive dans le droit interne est expiré, l’État est en situation de manquement vis-à-vis de ses engagements. Dans une volonté de sanctionner le comportement de l’État défaillant, la CJCE considère qu’un particulier est en mesure d'invoquer contre l’État certaines dispositions de la directive ; si les dispositions contenues sont suffisamment claires, précises et inconditionnelles. On parle alors d’un effet direct vertical. Cet arrêt est considéré comme l’arrêt fondateur concernant l’effet direct des directives. Cependant depuis l’arrêt Becker du 19 janvier 1982, la CJCE n’emploie plus expressément la notion d’effet direct, mais énonce que les citoyens européens peuvent invoquer des droits contenus dans une directive, sans que les Etats puissent leur opposer la non-transposition de cette directive. Au fil de sa construction jurisprudentielle, la Cour va invoquer différents arguments afin de justifier la reconnaissance de l’effet direct des directives. Tout d’abord, la Cour refuse de faire une interprétation littérale de l’article 189 II TCE et de considérer que seuls les règlements communautaires peuvent avoir un effet direct. Ensuite, l’effet direct est considéré par la Cour comme une conséquence logique du caractère obligatoire des directives à l’égard des Etats membres. Une obligation, qui ne créerait pas en même temps des droits, apparaît aux yeux de la Cour comme imparfaite et contraire à l’esprit du Traité. Ici la Cour réaffirme sa fonction de gardienne et de protectrice des citoyens européens, qu’elle avait clairement affirmée dans l’arrêt van Gend & Loos. Cette considération se rapproche de celle de l’effet utile invoquée par la Cour dans l’arrêt Van Duyn. Jusque-là, la Cour avait uniquement considéré que des obligations pour les Etats membres résultaient des droits pour les citoyens européens. L’argument de l’effet utile justifie la transposition des dispositions des directives en droit national. Il justifie le fait que les particuliers disposent de plus de droits avant la transposition d’une directive en droit interne, qu’après. En effet, tant que la directive n’est pas transposée, elle reste la seule norme en vigueur. La possibilité pour les juridictions nationales de poser une question préjudicielle à la CJCE assure une meilleure protection du citoyen. L’argument de l’effet utile sert de critère de différenciation entre les objectifs obligatoires pour les Etats et la liberté laissée quand à la forme et au moyen de la transposition. L’appréciation de cette marge de manœuvre ne peut empêcher l’effet direct du but fixé. L’arrêt van Gend and Loos constitue l'une des bases du droit communautaire et fonde les rapports entre ordre juridique communautaire et ordre juridique national. La Cour reconnaît par cet arrêt l’effet direct du droit primaire communautaire. Mais la jurisprudence Van Duyn va plus loin en étendant cet effet direct aux directives. En effet, cette norme communautaire a pour particularité de garantir la souveraineté des Etats, en leur laissant une certaine marge de manœuvre. En reconnaissant l’effet direct de certaines directives non transposées, la Cour semble alors porter atteinte à cette souveraineté. Cependant, l’effet direct semble être le corollaire nécessaire à une effectivité du droit communautaire. Elle assure en effet la protection des citoyens européens, malgré un manquement des Etats membres. Pourtant on peut s’interroger sur la réception dans les ordres internes de ce principe. L’attitude des Etats témoigne de l’accueil apporté de manière générale au droit communautaire. L’Allemagne et la France nous apportent un exemple frappant. Une première réaction commune de l’Allemagne et la France : elles affirment leur souveraineté en refusant d’admettre l’effet direct de directives non transposées. La juridiction administrative suprême française a, la première, refusé de suivre la jurisprudence dégagée par la Cour de Justice. Dans son arrêt Cohn-Bendit du 22 décembre 1978, le Conseil d’Etat refuse de prendre en compte une directive non encore transposée. En l’espèce, Daniel Cohn-Bendit fit l’objet d’un arrêté d’expulsion par le Ministre de l’Intérieur le 25 mai 1968, en raison de sa participation active aux évènements de mai 1968. Sept ans plus tard, il demanda au Ministre de l’Intérieur d’abroger cet arrêté. Sa demande fut rejetée. Il déféra au juge administratif ce refus. Devant le Conseil d’Etat Mr Cohn-Bendit faisait valoir que le refus d’abroger l’arrêté le concernant était contraire à la directive adoptée par le Conseil des Communautés européennes le 25 février 1964. Le Conseil d’Etat écarta le moyen en considérant que « quelles que soient les précisions que contiennent les directives à l’intention des Etats membres, elles ne sauraient être invoquées par les ressortissants de ces Etats à l’appui d’un recours dirigé contre un acte administratif individuel ». Le Conseil d’Etat fait ici une interprétation stricte de l’article 189, alinéa 3 TCE. Il refuse la restriction d’autonomie et de souveraineté que représente l’acceptation de l’effet direct des directives non transposées. Il souligne tout de même l’obligation des Etats membres de transposer correctement les directives en droit national, et par la suite, exerce son contrôle sur la conformité du droit national aux buts des directives. Cette position ne permet pas aux particuliers d’invoquer des droits dépassants le droit national. Ici la préservation de la souveraineté nationale se fait au détriment de la protection des citoyens. Une résistance face à la jurisprudence de la CJCE est aussi venue du « Bundesfinanzhof » (BFH) allemand, dans sa jurisprudence Kloppenburg. En l’espèce le tribunal statuait sur l’application de la sixième directive TVA, alors non transposée par les autorités allemandes. Déjà lors de la procédure de référé, en 1981, le BFH avait décidé que les particuliers ne pouvaient se prévaloir de la sixième directive TVA. Le BFH faisait une lecture littérale de l’article 189, alinéa 3 du TCE et énonçait que les directives avaient un caractère obligatoire vis-à-vis des Etats membres, mais qu’elles ne généraient directement aucun droit, un transfert de souveraineté n’ayant pas eu lieu. Le BFH citait expressément l’arrêt Cohn-Bendit du Conseil d’Etat français. Malgré la vive réaction de la doctrine suite à cette ordonnance de référé, le BFH confirme sa position dans la procédure de jugement en 1985. Dans l’arrêt Kloppenburg du 24 avril 1985, le BFH casse le jugement des juges de première instance en considérant que les juges n’avaient pas déterminé si un transfert de souveraineté qui admettrait l’invocation du droit communautaire avait eu lieu. Selon le BFH les juridictions nationales sont compétentes pour déterminer l’étendue du transfert de souveraineté au profit des Communautés européennes, en vertu de l’article 177 du TCE. Il en déduit qu’il revient donc aux juridictions nationales de déterminer la manière dont le droit communautaire produit ses effets en droit interne. En lien avec ces considérations, le BFH déclare que l’effet direct des directives comme reconnu par la CJCE, n’est pas compris dans le transfert de souveraineté opéré par l’Allemagne au moment de la signature du traité de Rome. Il décide une nouvelle fois que la sixième directive TVA n’est pas applicable en droit interne avant d’être transposée. France et Allemagne se rapprochent ici, en adoptant une attitude que l’on pourrait caractériser de « souverainiste ». Pourtant, leur position respective vont être amenées à évoluer. Le juge constitutionnel allemand s’aligne sur la position de la CJCE, alors que la France n’abandonne pas sa jurisprudence Cohn-Bendit mais limite sa portée. Le jugement du BFH dans l’affaire Kloppenburg fit l’objet d’un recours devant la Cour constitutionnelle fédérale allemande. La Cour constitutionnelle eut alors l’occasion de se prononcer sur l’applicabilité en droit interne de directives non transposées. Dans sa décision Kloppenburg du 8 avril 1987 la Cour rejoint la position de la CJCE et reconnaît l’effet direct des directives. Elle refuse de faire une lecture littérale de l’article 189 du TCE et invoque l’argument de l’effet utile, soulignant que les directives sont créatrices de droit pour les citoyens. La Cour fait primer l’effectivité de la protection des citoyens européens, sur des considérations de souveraineté étatique. Le juge constitutionnel allemand appréhende la jurisprudence de la CJCE comme une nouvelle catégorie de sanction à l’égard des Etats membres, assurant aux directives une pleine effectivité. Ici la décision de la Cour illustre bien l’attitude générale de l’Allemagne vis-à-vis du droit de l’Union européenne. Celle-ci est plus soucieuse du respect de ses obligations communautaires et de l’application effective du droit de l’Union. Cette position contraste avec celle de la France. Les tribunaux administratifs français n’ont pas abandonné la jurisprudence Cohn-Bendit, pourtant, les développements ultérieurs ont conduit un rapprochement des positions de la CJCE et du Conseil d’Etat dans la pratique, sans mettre un terme à la différence théorique. Dans la pratique, le Conseil d’Etat donne leur plein effet aux directives non transposées. Dans le cadre de recours pour excès de pouvoir contre un acte règlementaire, il a admis le moyen tiré d’une violation d’une directive ; l’acte étant pris pour assurer la transposition de la directive (28 septembre 1984, Confédération nationale des sociétés de protection des animaux de France), ou non (7 décembre 1984, Fédération française des sociétés de protection de la nature). De plus il accepte d’une manière très large de remettre en cause un acte de droit interne qui pourrait contredire une directive. Il va jusqu’à retenir une incompatibilité avec les objectifs d’une directive (Ass. 30 octobre 1996, S.A Cabinet Revers et Badelon). Si la reconnaissance de l’effet direct des directives sert une protection plus efficace et plus égale des citoyens, cette jurisprudence de la Cour fut analysée par certains Etats comme une atteinte à la souveraineté nationale. En se conformant à la jurisprudence de la CJCE, l’Allemagne témoigne sa complaisance vis-à-vis du droit communautaire. Celle-ci est en effet plus soucieuse du respect de ses obligations communautaires et de l’application effective du droit de l’Union. Pour sa part, la France se montre plus hostile à la réception du droit communautaire en refusant toujours dans la théorie le concept de l’effet direct des directives. L’étude empirique conforte cette analyse : entre 1953 et 2006 la France a fait l’objet de 352 condamnations pour manquement alors que l’Allemagne n’a été condamnée que 228 fois.

Bibliographie:

S. HEIM, Unmittelbare Wirkung von EG-Richtlinien im deutschen und französischen Recht am Beispiel des Umweltrechts, Nomos Verlagsgesellschaft 1999 Jean Paul JACQUE, Droit institutionnel de l’Union Européenne, 4è édition, Dalloz 2006 HARATSCH, C.KOENIG,M. PECHSTEIN, Europarecht, 5.Auflage, Mohrlehrbuch 2006