Une analyse comparative du droit de la responsabilité internationale à la lumière de l’affaire Behrami c. France et l’arrêt Al-Jedda c. Royaume-Uni, par Jean Plattard

Cet article examine l’analyse faite par la Cour Européenne des Droits de l’Homme concernant les règles de la responsabilité internationale dans la décision d’admissibilité de l’affaire Behrami. La Cour a retenu que les actions ou omissions des forces armées des États agissant sous l’autorisation des décisions du Conseil de Sécurité n’étaient pas attribuables à ces États mais aux Nations Unies. Cet article entend démontrer que le raisonnement de la Cour est en contradiction avec les règles relatives à la responsabilité internationale, et que la décision de la Cour peut s’expliquer par sa réticence à trancher sur les points de juridiction et de conflit des normes, surtout lorsque l’on compare la décision de la Cour à l’arrêt Al-Jedda rendu par la House of Lords.

L’affaire Behrami est intervenue dans un contexte international précis. La fin de l’intervention militaire de l’OTAN entre la République Fédérale de Yougoslavie en 1999 s’est soldée par un Accord militaro-technique, signé par la Serbie et l’OTAN le 9 juin 1999, par lequel la Serbie s’est engagée à retirer ses troupes du Kosovo. Le lendemain, le Conseil de Sécurité des Nations Unies a adopté la Résolution 1244 qui établit une double présence internationale au Kosovo ; une Administration civile gérée par la MINUK (Mission des Nations-Unies au Kosovo) et une présence militaire dirigée par l’OTAN, la KFOR. La KFOR était divisée en plusieurs brigades multinationales, chacune de ces brigades était dirigée par un État fournisseur de contingents, et était responsable du maintien de la sécurité dans une partie du Kosovo. Il est intéressant de comparer l’affaire Behrami avec l’arrêt Al-Jedda rendu par la House of Lords. En effet, les Lords ont eu une lecture différente de la CEDH a propos de l’article 5 du Projet d’Articles de la CDI. Le 2 mai 2007, dans l’affaire Behrami c. France, la Grande Chambre de la CEDH a, à la majorité absolue, déclare que la demande du requérant était irrecevable, au motif que sa demande était incompatible rationae personae avec les dispositions de la Convention européenne des Droits de l’Homme.

L’affaire Behrami concerne la mort d’un jeune enfant et les blessures graves dont fut victime son frère le 11 mars 2000 à Mitrovica, au Kosovo. Les enfants avaient découvert plusieurs bombes à dispersion non explosées, larguées par l’OTAN pendant le bombardement de la province en 1999. Le jeune enfant a lancé en l’air une bombe qui le tua sur le coup et blessa son frère. Le requérant, père des deux enfants, argua que l’incident s’était produit à cause des manquements des troupes françaises de la KFOR à signaler la présence de ces bombes et à les désamorcer. Par ailleurs, il a soutenu que les soldats français avaient connaissance de la présence de ces bombes non explosées à l’endroit précis de l’accident. La plainte fut motivée sur la base de l’article 2 (Droit à la Vie) de la Convention Européenne des Droits de l’Homme. L’État défendeur a soutenu en revanche que la requête était incompatible avec les dispositions de la Convention en ce que le requérant ne relevait pas de sa juridiction au sens de l’article 1 de cette même Convention, et que la Cour ne peut examiner le fond de l’affaire car cela équivaudrait à statuer sur des droits et obligations d’États non partis à la Convention, comme cela a été posé dans l’affaire de l’Or monétaire (1954, CIJ).

Ainsi, la Cour doit se prononcer sur l’existence d’un lien juridictionnel suffisant, au sens de l’article 1 (obligation de respecter les Droits de l’Homme), entre le requérant et l’État défendeur, et se pencher sur la compatibilité de la demande rationae loci, personae et materiae avec les dispositions de la Convention Européenne (Behrami, § 67). Cependant, la Cour a décidé de requalifier le point litigieux entre les parties. Elle considère qu’il s’agit non pas tant de rechercher si l’État défendeur exerçait au Kosovo une juridiction extraterritoriale, que, beaucoup plus fondamentalement, déterminer si elle-même est compétente pour examiner, au regard de la Convention, le rôle joué par cet État au sein des présences civiles et de sécurité qui exerçaient le contrôle pertinent sur le Kosovo (Behrami, § 71). La première question que la Cour va examiner est celle de la compatibilité rationae personae de la demande du requérant avec les dispositions de la Convention (Behrami, § 72). La seconde question concerne le mandat de déminage et de balisage à la lumière de la résolution 1244. La Cour se focalise ainsi sur la question des faits imputables aux Nations Unies, à l’OTAN et aux Forces armées des États contributeurs.

Une lecture par la Cour des travaux de la CDI contestable

La Commission du Droit International (CDI) travaille sur un Projet d’Articles sur la Responsabilité des Organisations internationales. Il est important de souligner que, si les travaux de la CDI ne sont pas juridiquement contraignants, ils reflètent néanmoins le droit coutumier international et sont fréquemment utilisés par les Cours. Ainsi, plusieurs dispositions des articles de la CDI sur la Responsabilité des États ont été utilisées par la CIJ dans l’arrêt concernant l’application de la Convention pour la Prévention et la Répression du Crime de Génocide entre la Bosnie-Herzégovine contre la Serbie et le Monténégro (CIJ, 27 février 2007).

Dans l’affaire Behrami, la Cour invoque l’article 5 de ce Projet, qui dispose que le comportement d’un organe d’un État ou d’un organe ou d’un agent d’une Organisation internationale qui est mis à la disposition d’une autre Organisation internationale est considéré comme un fait de cette dernière pour autant quelle exerce un contrôle effectif sur ce comportement (Rapport de la CDI sur sa 59ème session). La règle de l’attribution formulée par la CDI va être absolument centrale dans l’affaire Behrami. Cet article vise une situation dans laquelle l’organe ou l’agent prêté agit toujours dans une certaine mesure en qualité d’organe de l’État d’envoi ou en qualité d’organe ou d’agent de l’organisation d’envoi (Rapport 2004 - CDI, commentaires article 5, p. 110 § 1), ce qui est le cas dans l’affaire Behrami. Selon la CDI, l’attribution dépend du pouvoir que l’État garde sur son contingent national, et donc du contrôle que ledit État possède sur les questions correspondantes (Ibid, p. 113 § 6). Quand un État fournisseur de contingents conserve un pouvoir de contrôle sur les matières disciplinaires et pénales, cela peut avoir des conséquences pour l’attribution du comportement (Ibid, p. 112). Dans une telle situation, la CDI préconise que le critère décisionnel soit celui du contrôle effectif et qu’il convient de l’appliquer tant aux missions de maintien de la paix qu’aux opérations conjointes (Ibid, p. 114 § 8). Ainsi, même si les Nations Unies prétendent avoir le commandement exclusif et le contrôle sur les contingents nationaux sur une Force de Maintien de la Paix (qui de jure un organe subsidiaire des Nations Unies), la pratique relative au maintien de la paix indique que l’attribution d’un comportement doit aussi être fondé sur un critère factuel (Ibid). La CDI est très claire sur ce point : le seul critère qui doit être retenu pour décider de l’attribution du comportement d’organes ou d’agents mis à la disposition d’une Organisation internationale, par un État ou une autre Organisation internationale, est celui du contrôle effectif sur la conduite en question. C’est donc cette règle d’attribution qui devait soit être appliquée ou rejetée par la Cour afin qu’elle puisse statuer sur la requête de Monsieur Behrami. Cependant, bien qu’ayant mentionné à deux reprises l’article 5 du Projet de la CDI, la Cour ne se prononce ni sur l’applicabilité de cette règle d’attribution ni sur le fait que les critères soient remplis ou non, à savoir que le comportement en question (ne pas déminer) était sous le contrôle effectif des Nations Unies. Ainsi, la Cour ne se prononce jamais quant à savoir si elle applique la règle d’attribution du comportement. Par ailleurs, elle fait mention du contrôle effectif seulement à propos du commandement opérationnel de l’OTAN, et non à propos de celui des Nations Unies (Behrami, §138). Si la Cour avait pu prouver que les actions de la KFOR étaient attribuables à l’OTAN comme étant une entité juridique à part, cette conclusion aurait pu être acceptée. La Cour, cependant, évite de se prononcer sur la question d’attribution du comportement de l’OTAN ou sur la responsabilité des États fournisseurs de contingent sur le comportement de l’OTAN, comme elle l’a fait précédemment dans l’arrêt Bankovic (CEDH, 2001). La question centrale que la Cour avait à déterminer était de savoir si le Conseil de Sécurité conservait l’autorité et le contrôle ultimes (Behrami, § 133) et si seul le commandement opérationnel était délégué à l’OTAN (Behrami, § 123). En répondant par l’affirmative et en concluant que la KFOR exerçait de manière légitime les pouvoirs qui lui étaient délégués par le Chapitre VII de la Charte, la Cour a décidé que les actes imputables l’étaient, en principe, aux Nations Unies (Behrami, § 141). Il est intéressant d’effectuer un parallèle entre cette décision de la Cour et celle qu’elle a rendue dans l’affaire Kadi. Ainsi, en première instance, le TPI avait affirmé sa capacité de juger les actes du Conseil de Sécurité mais la Cour, en deuxième instance, l’a refusé tout en affirmant l’autonomie du droit communautaire et donc en refusant une sujétion trop importante au droit international.

Cependant, cette décision est très contestable. En effet, la question de la délégation de pouvoir est une question qui relève du droit institutionnel des Organisations internationales, et non du droit de la responsabilité. Les règles de droit commun sur l’attribution disposent que les règles internes des Organisations internationales sont applicables seulement lorsque l’on cherche à déterminer les fonctions des organes et agents ; de manière identique pour le droit interne applicable à un État afin qu’il détermine lui-même sa responsabilité.

Ainsi, l’application par la Cour de l’article 5 du Projet de la CDI est extrêmement contestable. La Cour a en effet réuni la légalité de la délégation de pouvoir à la KFOR, octroyée par le Conseil de Sécurité, avec celle de l’attribution du comportement. En revanche, elle n’a fait pas la distinction entre, d’une part, la condition nécessaire pour une délégation de pouvoir légale (l’autorité et le contrôle ultimes par le Conseil de Sécurité) et, d’autre part, la condition d’attribution (le contrôle effectif). Les facteurs soulevés par la Cour en faveur de l’autorité et du contrôle ultimes par le Conseil de Sécurité sur la KFOR font référence uniquement à la tutelle sur l’exercice des pouvoirs délégués. De plus, le critère de l’autorité et du contrôle ultimes par le Conseil de Sécurité est très abstrait et difficile à mettre en œuvre. Le commandement est l’essence du contrôle effectif ; or, il apparait que le Conseil de Sécurité ne l’a pas exercé sur la KFOR. Le fait que certains États fournisseurs de contingents aient gardé des pouvoirs importants sur leurs forces armées est une preuve de facto de leurs contrôles effectifs sur leurs comportements. Les forces armées de la KFOR répondaient directement à leurs commandements nationaux et se trouvaient sous la juridiction de leur État d’origine, qui décidait de lever ou non leurs immunités juridictionnelles.

Comparaison de la décision de la Cour avec l’arrêt Al-Jedda c. Royaume-Uni

En comparant la décision de la Cour avec l’arrêt Al-Jedda, on s’aperçoit que cette dernière a voulu éviter de trancher sur le conflit des normes. Le requérant, Monsieur Al-Jedda, accusé de terrorisme, était détenu par les forces armées britanniques en Irak. Il fut gardé en détention préventive sans qu’aucune charge ne soit portée à son encontre, sous l’autorité qui découlait de la résolution du Conseil de Sécurité 1546 (2004). Cette résolution, comme la résolution 1244, faisait mention de l’expression de « tous moyens nécessaires » et n’autorisait pas de manière directe la détention préventive par les forces de la coalition, même si c’est l’esprit qui s’en dégageait au vu d’une réponse du Conseil de Sécurité au Ministre des Affaires étrangères américain, qui demandait une telle autorisation. Le requérant contesta le bien-fondé de sa détention préventive devant les tribunaux britanniques, se basant sur le Human Rights Act de 1998 et l’article 5.1 (droit à la liberté et à la sûreté) de la Convention des Droits de l’Homme. Sa demande fut rejetée et la Cour d’Appel décida que, selon l’article 103 de la Charte, la résolution 1546 l’emportait sur la Convention des Droits de l’Homme, ce qui, de fait, ne donnait aucune protection au requérant dans le cadre de sa détention préventive prévue par cette résolution. Devant la Cour d’Appel, le Royaume-Uni n’a pas argué que ces faits étaient attribuables aux Nations Unies et seulement aux Nations Unies. Au contraire, ses arguments étaient basés sur l’effet préemptif de l’article 103 de la Charte, c'est-à-dire du conflit entre une obligation prévue par la Charte et une obligation prévue par la Convention. Cependant, alors que l’affaire Al-Jedda allait être examinée par la House of Lords, le Royaume-Uni a pris connaissance de la décision de l’affaire Behrami et décida d’utiliser l’argument de l’attribution retenue par la Cour Européenne devant la House of Lords. C’est par cette analyse que la House of Lords se distingua très nettement de la Cour, rejetant le critère d’attribution retenue par cette dernière. Lord Bingham releva qu’avec ce critère d’attribution retenu par le défendeur, les Nations Unies pouvaient êtres tenus responsables des tortures commises dans la prison d’Abu-Grahib (Al-Jedda, § 23). De plus, si l’on se rappelle que la base juridique retenue par le Royaume-Uni et les États-Unis pour envahir l’Irak était une autorisation implicite de la part du Conseil de Sécurité, la conséquence logique pour le Royaume-Uni, en se basant sur la décision Behrami, voudrait que tous les faits de guerre et d’occupation soient attribuables aux Nations Unies. La comparaison avec l’affaire Behrami effectuée par Lord Bingham est intéressante à plusieurs titres. Selon lui, les situations kosovares et irakiennes ne sont pas comparables. Au Kosovo, les forces de sécurités et civiles internationales opéraient sous la demande expresse des Nations Unies et sous ses auspices, avec la MINUK comme organe subsidiaire. La force multinationale présente en Irak n’y était pas à la demande des Nations Unies. Il n’y avait pas de délégation de pouvoir en Irak. Dans le cas du Kosovo, les Nations Unies avaient donc un contrôle et un commandement effectif de la situation, ce qui n’était pas le cas en Irak (Al-Jedda, § 24).

Après cette comparaison avec l’affaire Behrami, intéressons-nous à la démarche des juges de la House of Lords. Les juges ont appliqué le test du contrôle effectif prévu par l’article 5 du Projet de la CDI. Ils ont ainsi établi que les forces britanniques en Irak étaient sous contrôle du Royaume-Uni (Al-Jedda, § 5 et 23), et qu’en principe, la Convention des Droits de l’Homme était applicable. Cependant, comme la Cour d’Appel, la House of Lords a constaté qu’il y avait un conflit de normes entre l’article 5.1 de la Convention, qui interdit la détention préventive, et la résolution 1546 du Conseil de Sécurité, qui l’autorise. La House of Lords rejette aussi l’argument principal retenu par le requérant contre l’application de l’article 103 de la Charte – à savoir que cet article ne peut pas être applicable à une norme permissive, une autorisation du Conseil à un État membre, puisqu’elle est textuellement limitée aux obligations de l’État qui découlent de la Charte (Al-Jedda, § 26-35). La House of Lords a donc jugé que le Royaume-Uni pouvait légalement, quand cela était motivé par des raisons impératives de sécurité, exercer le pouvoir de détention prévu par la résolution 1546, mais devait s’assurer que les droits des détenus, prévus à l’article 5.1 de la Convention, n’étaient pas enfreints à un degré plus élevé que ceux inhérents à ce genre de détention (Al-Jedda, § 39).

Conclusion La comparaison de l’affaire Behrami avec l’arrêt Al-Jedda permet de mettre en évidence les manquements de la Cour, contrairement à la House of Lords. Ainsi, la Cour ne se prononce pas sur le conflit de normes. Elle fait mention de l’article 103 de la Charte de manière elliptique afin de renforcer l’importance des mécanismes prévus par le Chapitre VII (Behrami, § 26 et 147), mais en aucun cas elle ne décide que la résolution 1244 a un effet préemptif, alors que l’État défendeur se basait abondamment sur l’effet préemptif de l’article 103 de la Charte (Behrami, § 97, 102, 106 et 113). Ainsi, ce qui pourrait expliquer la timidité de la Cour sur la notion de délégation du droit institutionnel des Organisations internationales pour modeler une norme d’attribution – et ce malgré une pratique jurisprudentielle contraire –, est la volonté de la Cour, non pas d’empêcher l’application des opérations de maintien de la paix, mais d’éviter les conflits de juridiction et de norme. La décision de l’affaire Behrami a déjà produit des effets à un niveau international, comme dans l’arrêt Al-Jedda rendu par la House of Lords. De plus, certains Etats membres du 6ème Comité de l’Assemblée Générale des Nations-Unies – qui examine et étudie les travaux de la CDI sur la responsabilité des Organisations internationales – ont invoqué l’affaire Behrami et appelé la CDI à prendre en compte la décision de la Cour dans ses Articles et travaux. La décision de la Cour dans cette affaire pose également le problème du respect des Droits de l’Homme au Kosovo. La Cour a en effet utilisé la jurisprudence Behrami afin d’écarter plusieurs plaintes contre des pays européens qui auraient commis des violations des Droits de l’Homme au Kosovo (Gajic c. RFA, Kasumaj c. République hellénique, Beric c. Bosnie-Herzégovine). Ainsi la Cour a voulu écarter le problème du Kosovo en appliquant un raisonnement du type « délégation de pouvoir signifie attribution ». Cependant, la réalité du terrain pourrait mettre à mal la Cour. En effet, lors de la proclamation d’indépendance du Kosovo en février 2008, l’Union Européenne a envoyé une mission (EULEX) ayant notamment des prérogatives dans le domaine judiciaire et juridique de la MINUK. Même si l’Union européenne soutient qu’il est possible de trouver une base légale à cette mission dans la résolution 1244 du Conseil de Sécurité, il paraît évident que le Conseil de Sécurité n’a pas délégué certains de ses pouvoirs et prérogatives à cette nouvelle mission. Ainsi, si une nouvelle affaire de violation des Droits de l’Homme au Kosovo par un membre d’EULEX devait être portée devant la Cour, il serait difficile de savoir comment elle utiliserait la jurisprudence Behrami pour écarter la plainte. Elle devrait alors trancher la question de la responsabilité des États membres de l’Union européenne pour les faits et actions des Organisations internationales.