Paula Modersohn-Becker: portrait d'une artiste moderne et libre
En 2016, c’était ma première année en tant qu’étudiante en histoire de l’art. J’écumais les musées parisiens d’Est en Ouest, assistant minutieusement à la moindre exposition, parfois sans même me demander si le sujet m’intéressait vraiment. C’est là que j’ai découvert au musée d’art moderne de la ville de Paris, dans une exposition qui lui était entièrement consacrée, l’artiste peintre Paula Modersohn-Becker.
Et là, j’ai dû m’arrêter dans ma course aux expos : j’avais trouvé pourquoi l’histoire de l’art me passionnait autant. Parce que découvrir une artiste plus ou moins inconnue et oubliée avec une telle fraîcheur, un coup de pinceau aussi personnel, une identité aussi profonde et un tel amour de la vie, ça donne comme un nouveau regard sur le monde, c’est comme rencontrer quelqu’un qui pense différemment de tout ce qu’on a entendu jusqu’à maintenant, et se trouver être d’accord. C’est découvrir qu’être une femme allemande née dans une famille bourgeoise à la fin du XIXe siècle, ça n’était pas forcément ce qu’on croit. C’est découvrir que la vie peut être dure, et courte, mais belle. Un changement de point de vue qui fait du bien.
Une vie brève et riche
Paula Modersohn-Becker est née en 1876 et morte en 1907 dans le nord de l’Allemagne. Une vie courte, donc. Mais marquée par l’art et la joie de vivre. Elle avait depuis longtemps, depuis l’enfance, la certitude que sa vie serait courte. Ça ne l’attristait pas. Elle ressentait un besoin dévorant de vivre pleinement et passionnément. Toute sa philosophie de vie est contenue dans cette phrase tirée de son journal :
« Je sais que je ne vivrai pas très longtemps. Mais est-ce si triste ? Une fête est-elle meilleure parce qu’elle est plus longue ? Ma vie est une fête, une fête courte et intense. Mes sens s’affinent, comme si, dans les quelques années qui me restent, il me fallait tout, tout assimiler. Et j’aspire tout, j’absorbe tout. (…) Et si l’amour me fleurit encore un peu avant de s’envoler, et me fait réaliser trois bonnes peintures dans ma vie, je partirai volontiers, des fleurs aux mains et aux cheveux. »
Originaire de Dresde, elle fut initiée au dessin et à la peinture à Londres puis à Berlin, mais en 1889, elle s’installe pour de bon dans la colonie d’artistes de Worpswede. Ce coin de campagne est alors un véritable centre de regroupement pour la jeunesse allemande et « bohême », lasse des tribulations et de l’hypocrisie de la ville. Paula s’y lie d’amitié avec Clara Westhoff et Rainer Maria Rilke. À Worpswede, elle peut enfin laisser sa peinture s’épanouir, et représenter le monde tel qu’elle le voit. Elle effectue de nombreux portraits : sincères, qui ne cherchent ni à dissimuler la misère, ni à s’y apitoyer. C’est aussi à Worpswede qu’elle rencontre Otto Modersohn, un autre peintre, qui deviendra son époux.
Worpswede est un épanouissement, mais ne suffit pas à combler la jeune Paula qui voyage à Paris pour prendre part à la frénésie de la ville qui est à l’époque au cœur de l’avant-garde artistique. Elle y découvre notamment Cézanne, qui la ravit, et sera pour elle une influence et une source d’inspiration majeures, mais aussi un signe qu’elle est sur la bonne voie.
De retour à Worpswede, elle épouse Otto Modersohn. Paula Becker devient Paula Modersohn-Becker. Elle s’interroge sur son identité : en tant que femme, elle n’a pas de nom, elle n’est plus Becker, pourtant, elle ne se sent pas Modersohn. Elle est Paula.
Le couple Modersohn-Becker fonctionne autour de l’échange artistique : Otto Modersohn insiste beaucoup dans sa correspondance sur le fait qu’il apprend d’elle autant qu’elle apprend de lui. Il apprend la simplicité et la sincérité du trait et de la couleur, elle apprend à observer la nature et les paysages. Au centre de leur couple il y a aussi la petite Elsbeth, la fille que Modersohn a eu d’un premier mariage, désormais veuf, et que Paula aime prend souvent pour modèle. Mais à part ça, Paula ne s’épanouit pas vraiment dans le mariage. Après 5 ans de vie conjugale, elle repart s’installer à Paris. Otto n’a jamais vraiment compris l’attachement irrésistible de Paula envers la capitale française : c’est un artiste profondément rural et allemand, il ne ressent ni ne comprend le besoin de voyager, et rejette presque les avant-gardes.
À Paris, elle peint certaines de ses meilleures toiles, dont la plus célèbre est sans aucun doute Autoportrait au sixième anniversaire de mariage, un grand autoportrait, et le premier autoportrait nu effectué par une femme, sur lequel elle se représente le regard droit, portant son collier d’ambre qui ne la quittait jamais dans les dernières années, et tenant son ventre d’un air tendre et doucement ironique. En fait, Paula n’est pas encore enceinte dans cet autoportrait, il s’agit d’une prédiction ou d’un souhait. Néanmoins, début 1907, Otto vient à Paris, ils repartent ensemble à Worpswede, où Paula, enceinte, accouche d’une petite fille. Malheureusement, elle meurt 18 jours plus tard, en se relevant de sa convalescence, d’une embolie pulmonaire. Au moment de mourir, elle ne laisse échapper qu’un mot « Schade » : « Dommage ».
Reconquérir sa place dans l’histoire de l’art
Sa mort à 31 ans plonge son œuvre dans l’oubli pour un temps. Sa carrière courte a pourtant été très riche : environ 750 tableaux pour héritage. Otto Modersohn et Heinrich Vogeler, son ami, ont lutté pour faire reconnaître son œuvre, mais celui qui aurait eu le plus de pouvoir dans ce combat, c’est Rilke, le célèbre écrivain, auteur des Lettres à un jeune poète. Leur correspondance témoigne de leur profond lien d’amitié, de Worpswede à Paris, et de l’admiration complète que l’auteur porte à l’artiste et à son œuvre. Il lui rend hommage dans l’un de ses poèmes : "Requiem pour une amie", mais ne la nomme pas, oubliant donc de contribuer à sa postérité. Quand on parle d’elle, l’une des premières informations que l’on donne à son sujet est qu’elle était amie avec Rilke, mais dans la biographie de Rilke, aucune mention n’est faite de son amie Paula Modersohn-Becker. Alors quoi ? Manque de loyauté ? Est-ce qu’il craignait que son talent ne lui fasse ombrage ? Est-ce qu’il considérait que la sphère privée n’avait pas sa place sur la place publique ? C’est probablement la dernière option. De manière générale, Rilke a très peu assumé ses origines, et a beaucoup cherché à passer sous silence sa vie à Worpswede, qui faisait un peu trop « arriérée » et pas assez cosmopolite pour son image d’homme moderne.
Cette mort précoce laisse aussi un flou sur son identité d’artiste : unique et inclassable, son œuvre se rapproche aussi des mouvements avant-gardistes. Ainsi, on ignore si elle serait plus tard devenue membre à part entière du fauvisme ou du cubisme. On considère surtout qu’elle était aux prémices de l’expressionnisme allemand, ce courant qui a révolutionné la scène artistique allemande, composée de deux mouvances : la première, locale et spécifique au nord de l’Allemagne, Die Brücke (le pont), avec comme chef de file Ernst Kirchner, et la seconde, internationale et menée par Kandinsky : Der Blaue Reiter (le cavalier bleu). Comme le faisait Paula, librement, sans s’apparenter à un mouvement en particulier, ces mouvements expressionnistes cherchent à exprimer l’intériorité, l’âme, et non plus à s’arrêter à la surface lisse et objective de l’œil. Chez les expressionnistes, les corps sont distordus, les couleurs dénaturées, la souffrance, la mélancolie d’un monde qui bouge à toute vitesse et se précipite vers une guerre destructrice explosent sur les toiles en couleurs criardes. Chez Paula, c’est plus doux, elle tient à distance ces contrariétés extérieures. Les expressionnistes seront parmi les premières cibles du nazisme, considérés par Hitler comme l’incarnation de la dégénérescence de l’art et de la perversion de la nation. En 1937, le parti nazi organise deux expositions : l’exposition d’Art dégénéré, faisant face à l’exposition d’Art allemand. Dans la seconde ne sont exposées que les œuvres qui servent de propagande au propos d’Hitler, et mettent en scène avec un pinceau classique, des familles nombreuses aux enfants blonds et sportifs, aux mères qui cuisinent et aux pères qui travaillent pour la patrie. L’exposition d’Art dégénéré est là pour servir de contre-exemple : elle regroupe des œuvres réquisitionnées pour être ensuite saccagées, exposées au milieu de déchets de manière sauvage, abimées, détruites. L’idée est de mettre en scène un monde chaotique autour de ces œuvres et de dégoûter le peuple de toutes les idées qui les accompagnent. Il y a là des artistes juifs, comme Otto Freundlich ou Raoul Hausmann, des membres de Dada et de l’expressionnisme, Malévitch, Picasso, et il y a aussi quelques œuvres de Paula Modersohn-Becker. En exposant ainsi ces artistes, les nazis, en voulant les pointer du doigt comme « dégénérés », confirment en réalité leur importance dans l’histoire de l’art, car ce qu’ils cherchent à ridiculiser, ce qui leur fait peur, c’est le progrès humain, l’évolution vers une expression complète et libre de son être, qui ne connaît pas de frontières.
Le mode d'expression privilégié de Paula Modersohn-Becker est le portrait, souvent de femmes, ou d’enfants, dans les maisons de Worpswede, ou dans la forêt, avec des fleurs dans les cheveux. C’est la vie paysanne qu’elle met en scène, avec son regard si particulier. Un autre tableau d’elle est resté dans l’histoire : Mère et enfant, une huile sur toile format paysage sur laquelle on voit, allongée sur le flanc, une femme nue, serrant un enfant contre elle. L’histoire de l’art en avait vu des mères à l’enfant, mais pas comme celui-là, jamais ce corps nu, vrai, sincère, sans complexes, sans manières, et jamais non plus ce vrai bébé, pas du tout comme les innombrables enfants Jésus aux allures d’hommes miniatures. Un regard de femme, qui manquait cruellement à l’histoire de l’art jusque-là. Et puis il y a ses autoportraits, de plus en plus nombreux à mesure que sa carrière avance, et de plus en plus mystérieux, personnels. Paula Modersohn-Becker est un ovni de l’histoire de l’art, et une artiste, libre, totale, solaire et qui fait du bien. Rien d’étonnant donc à son retour sur le devant de la scène, allemande d’abord, parisienne aussi depuis peu. En effet, depuis 1927, un musée entièrement dédié à son œuvre existe dans le centre de Brême, faisant d’elle la toute première femme artiste à avoir son propre musée. Je n’ai pas encore eu l’occasion d’aller le visiter, mais je pense que ce sera mon grand projet post-covid !
Depuis cette exposition au musée d’art moderne, qui signe la réconciliation, le mea culpa de la ville qu’elle avait tant aimée et qui l’a oubliée, ma passion pour Paula Modersohn-Becker n’a pas diminuée, au contraire, j’ai pu la redécouvrir, encore et encore, grâce aux objets culturels qui se multiplient à son sujet, et qui lui rendent petit à petit la place qu’elle mérite dans le paysage culturel. Tout d’abord grâce au biopic suisse-allemand qui lui est dédié, sorti lui aussi en 2016: Paula, de Christian Schwochow. Mais surtout grâce au magnifique livre de Marie Darrieussecq : Être ici est une splendeur, qui, sans qu’on puisse l’assimiler à une biographie traditionnelle, retrace librement la vie de l’artiste, à travers des extraits de ses lettres, de son journal, ou même des impressions de l’auteure devant ses œuvres. C’est un court livre sublime, qui quand on le referme, nous fait dire « il faudrait que tout le monde le lise ».