Espagne: la Loi Organique 4/2015, entre sécurité des citoyens et restriction des libertés et droits fondamentaux
Il y a un peu plus d’un an, le 30 mars 2015, fut adoptée en Espagne la Loi Organique 4/2015 sur la protection de la sécurité des citoyens[1], ayant pour but de garantir aux citoyens l’exercice pacifique de leurs libertés et droits fondamentaux[2] à travers un renforcement de la sécurité.[3] Cette dernière, consacrée par l’article 104.1 de la Constitution, consiste en « la protection des personnes et des biens et au maintien de la tranquillité des citoyens ».[4] Elle est assurée par les forces de l’ordre, au même titre que la protection du « libre exercice des droits et libertés ».[5] La loi présente d’ailleurs ces deux missions comme inséparables dans la mesure où, d’après l’article 1, la sécurité des citoyens est « indispensable au plein exercice des droits fondamentaux et des libertés publiques ».
Cette loi, surnommée « loi bâillon » par ses détracteurs et adoptée malgré le rejet de toute l’opposition, est activement contestée[6]. Elle fait aujourd’hui l’objet de deux recours en inconstitutionnalité, le premier souscrit par plus de cinquante députés de divers groupes parlementaires[7], le second porté par le Parlement de la Catalogne. Présentés en mai et juin 2015, ils font tous deux état d’une atteinte à une douzaine d’articles de la Constitution visant plusieurs libertés et droits fondamentaux que cette dernière prétend pourtant garantir.[8] Les nombreuses polémiques que cette loi suscite sont représentatives de l’éternelle difficulté à trouver un juste milieu entre les exigences de sécurité et le respect des droits, libertés et autres principes constitutionnels. Partant de cette approche, on peut s’interroger sur les conséquences concrètes de la Loi Organique 4/2015 sur les droits et principes consacrés par la Constitution. Alors qu’une première partie se consacrera à déterminer si les restrictions aux libertés et droits fondamentaux imposées par la loi respectent les conditions et garanties légalement exigées (I), une deuxième partie s’intéressera à l’impact de la loi sur l’efficacité du principe de sécurité juridique à travers l’utilisation de la sécurité des citoyens (II).
I - Les conséquences de la Loi Organique 4/2015 sur l’exercice des libertés et droits fondamentaux
La loi donne à la sécurité des citoyens un rôle central et indispensable à l’exercice des libertés et droits fondamentaux. Elle n’écarte pas la possibilité d’une limitation de ces derniers mais s’engage à encadrer celle-ci par les garanties constitutionnelles exigées, en particulier le principe de proportionnalité, conformément à la jurisprudence du Tribunal Constitutionnel Espagnol.[9] Plus précisément, la loi estime que la possibilité d’une limitation d’un droit ou d’une liberté doit être fondée sur une triple justification: elle doit être adéquate, nécessaire (qu’il n’existe aucune autre façon d’atteindre l’objectif poursuivi) et proportionnelle (qu’il en résulte un intérêt public justifiant la restriction).[10]
Néanmoins, de nombreux collectifs juridiques, politiques et non-gouvernementaux invoquent l’atteinte disproportionnée de plusieurs droits et libertés par les dispositions de la Loi Organique 4/2015. Plusieurs Rapporteurs Spéciaux des Nations Unies[11] formant un collectif d’experts indépendants au sein du système de l’ONU ont notamment exprimé leurs réserves en manifestant dans une note de presse publiée début 2015 le danger que la loi pouvait constituer pour le plein exercice des libertés et droits fondamentaux. Il y est espéré que « l’Espagne adopte toutes les mesures nécessaires afin de garantir, dans la législation nationale, l’exercice des droits fondamentaux et des libertés publiques conformément aux standards internationaux ». On peut observer que les restrictions s’opèrent en grande partie dans le domaine de la liberté de réunion et d’expression (A) mais elles limitent également le plein exercice d’autres droits (B).
A - La restriction des libertés de réunion et d’expression
L’article 20 de la Constitution Espagnole reconnait et protège en tant que droit fondamental le droit à s’exprimer librement et sans censure. L’article 21 consacre le droit de réunion pacifique et sans armes, ne soumettant pas son exercice à une autorisation préalable mais seulement à une obligation d’information.
Les articles 36.1, 36.2, 36.7 et 36.8 de la Loi Organique 4/2015 sanctionnent en tant qu’infractions administratives graves la perturbation de la sécurité des citoyens pendant des actes sportifs, culturels ou religieux ou à l’occasion de réunions ou manifestations face à la Chambre des Députés, du Sénat, ou des assemblées législatives des Communautés Autonomes; le refus de dissoudre toute réunion ou manifestation; le trouble du déroulement normal d’une manifestation autorisée. Ces infractions s’accompagnent d’une amende pouvant aller jusqu’à 30.000 euros.
Les articles 37.1, 37.3, 37.14 et 37.15 qualifient d’infractions administratives légères la célébration de réunions dans des lieux publics enfreignant les règles relatives aux manifestations (non-communication d’une manifestation aux autorités dans le délai imparti, manque d’informations dans l’écrit de communication); le non-respect des restrictions de circulation piétonne lors d’un acte public, d’une réunion ou d’une manifestation provocant une perturbation, même mineure, du fonctionnement normal de ces dernières; le fait d’escalader un monument ou de déplacer des barrières installées par les forces de l’ordre dans le cadre d’une manifestation. De la même manière, l’article 37.7 sanctionne comme infraction administrative légère l’occupation de toute propriété immobilière contre la volonté du propriétaire, du locataire ou du titulaire d’un droit comparable. Ce comportement peut être regardé comme une manifestation de la liberté de réunion en raison du contexte de crise économique et de la situation de précarité ayant provoqué de nombreuses expropriations contre lesquelles les individus touchés essayaient de lutter, à travers la mise en place de réunions pacifiques devant la propriété afin d’empêcher l’exécution de la décision. La commission de cette infraction est punie d’une amende pouvant aller jusqu’à 600 euros.
Au vu des comportements visés et de l’effet dissuasif que peuvent supposer les sanctions en raison de leur montant élevé, ces dispositions risquent de restreindre la liberté de réunion, dont la limitation, bien que possible, doit, selon la Cour européenne des droits de l’Homme respecter le principe de proportionnalité et ne pas en altérer le contenu.[12] Le recours formé par les députés de plusieurs groupes parlementaires devant le Tribunal Constitutionnel Espagnol en mai 2015 souligne notamment que la limitation établie par la loi n’est pas proportionnelle ; des perturbations mineures au sein d’une manifestation ne peuvent justifier le degré d’altération du droit fondamental de réunion et de manifestation prévu par la loi. Le Defensor del Pueblo[13] estime d’ailleurs aussi que la sanction de ce comportement ne doit s’appliquer que dans des cas exceptionnels. Sur ce point Maina Kiai, Rapporteur des Nations Unies sur les droits à la liberté de réunion pacifique et d’association, considère également que cette loi porte atteinte à « l’essence du droit de manifestation pacifique, étant donné qu’il pénalise un large éventail d’actes et de conduites essentiels à l’exercice de ce droit fondamental en en limitant hautement l’exercice ».
En Espagne, la situation de précarité due à la crise, combinée à l’insatisfaction des décisions prises par le Gouvernement, a conduit au soulèvement de nombreux mouvements de protestation pacifique qui ont souvent lieu face à des monuments publics. L’opposition générale à cette loi fait donc valoir l’idée que ces restrictions à la liberté de réunion répondent à une volonté du gouvernement de réduire ces manifestations de mécontentement en rendant leur réalisation plus difficile. Les Rapporteurs Spéciaux, dans leur note de presse, craignent d’ailleurs que « les dispositions de la réforme puissent être une réponse du Gouvernement et du pouvoir législatif aux nombreuses manifestations organisées en Espagne ces dernières années ». Le Defensor del Pueblo, quant à lui, annonce dans son rapport annuel l’urgence d’élaborer « des instructions garantissant l’interprétation et l’application la plus favorable à l’effectivité des droits fondamentaux de réunion et d’association ». Il estime que les garanties qui apparaissent dans la loi ne sont pas assez claires.[14]
B - Les restrictions d’autres droits consacrés par la Constitution et par les Conventions internationales
L’article 16 de la Loi Organique dispose la possibilité pour les forces de l’ordre de demander aux individus de s’identifier lorsqu’il existe des indices démontrant leur possible implication dans une infraction ou qu’ils estiment leur identification raisonnablement nécessaire afin de prévenir la commission d’une infraction. L’impossibilité objective ou le refus d’identification des individus autorise les forces de l’ordre à emmener ces derniers au commissariat et permet de les y garder jusqu’à six heures. Cette possibilité fondée sur un simple refus ou une impossibilité d'identification sans que soient établies plus de garanties spécifiques peut avoir des répercussions significatives sur le droit à la liberté personnelle des citoyens, consacrée par l’article 17 de la Constitution.
De plus, la liberté individuelle et le droit à la vie privée pourraient être restreint par l’article 43 de la loi qui instaure la possibilité d’un registre central des citoyens ayant commis une infraction sanctionnée par la Loi 4/2015. Ce fichage détaillant les données personnelles ainsi que les circonstances de l’infraction peut entrainer une stigmatisation des individus ayant été condamnés à des amendes administratives en application de cette loi. Il sera donc facile, dans ce contexte, de savoir à quel type de manifestation a assisté l’individu et en déduire ses convictions politiques, culturelles ou religieuses.
Par ailleurs, l’article 20.2 de la Loi Organique régule la fouille corporelle externe qui peut être pratiquée même contre la volonté de l’individu. De manière générale, ce type de mesure peut constituer un traitement dégradant et impliquer une grave violation des droits à la dignité, à l’intégrité physique et à la vie privée du citoyen protégés par les articles 10.1, 15 et 18 de la Constitution. L’article précise en l’occurrence que les principes d’adéquation, de nécessité et de proportionnalité doivent être respectés. Cependant, le Defensor del Pueblo, estimant que les garanties n’étaient pas assez effectives, a rappelé l’importance capitale d’appliquer le principe de proportionnalité et de soumission au contrôle juridictionnel lors de ces fouilles. Il a de plus estimé urgent l’adoption d’instructions établissant la remise immédiate, obligatoire et par écrit au Tribunal compétent et au Parquet d’un rapport faisant état de la procédure suivie lors de la fouille corporelle, de ses raisons et de l’identité de l’agent qui l’a effectuée.[15]
Enfin, la Disposition Finale n°1 de la loi modifie le régime spécial de Ceuta et Melilla en matière d’immigration. Elle ouvre la possibilité d’expulser immédiatement les étrangers ayant passé la frontière illégalement, sans qu’ils puissent présenter sur place une demande de protection internationale. Le recours en inconstitutionnalité présenté par plusieurs députés en mai 2015 estime que cette disposition viole le principe international de non-refoulement, les principes de légalité et de sécurité juridique protégés par l’article 9 de la Constitution, ainsi que les droits à une défense et à un recours effectif consacrés par l’article 24.1.
Cette partie de la loi a également été critiquée par les Rapporteurs Spéciaux, ainsi que par le Commissaire aux Droits de l’Homme du Conseil de l’Europe Nils Muiznieks qui estime que ces refoulements « à chaud » risquent d’ouvrir une « brèche dans les garanties que la communauté internationale a établies au prix d’intenses efforts après la seconde guerre mondiale ». Il appelle par conséquent les autorités espagnoles à « reconsidérer cette modification de la loi relative aux étrangers ».[16] Par ailleurs, ce dernier considère, tout comme le Defensor del Pueblo, qu’il est urgent de développer la procédure correspondante à ce régime particulier figurant dans la législation interne, qui apporte une protection contre le refoulement et impose la nécessité d’une décision administrative impliquant un avocat et un interprète, ainsi que la communication à l’individu de la possibilité de faire un recours contre la décision et de toutes les informations nécessaires à la demande de protection internationale.[17]
Ainsi, on peut observer dans la Loi Organique 4/2015 une quantité importante de restrictions de certains droits et libertés accompagnée d’une insuffisance globale de garanties du respect de ces derniers, ce qui risquerait de les priver de leur substance.
II - Sécurité des citoyens et sécurité juridique: quand l’utilisation de la première menace l’efficacité de la deuxième
La sécurité des citoyens telle qu’elle est utilisée dans la loi 4/2015 peut être difficile à concilier avec le principe de sécurité juridique consacré par l’article 9 de la Constitution Espagnole.[18] En effet, l’application de celui-ci risque de se trouver altéré, d’une part, à cause de la diminution des garanties juridiques, notamment du droit à un recours effectif et à la présomption d’innocence, à travers la transformation de plusieurs infractions pénales en infractions administratives (A), d’autre part, à cause de la rédaction imprécise des infractions qui pourrait conduire à des interprétations discrétionnaires (B).
A - Une incrimination de comportements non soumise au contrôle du juge judiciaire
La Loi Organique 4/2015 a été élaborée et adoptée au même moment que la réforme du Code pénal espagnol et ces deux dispositions, bien qu’appartenant à des cadres juridiques distincts (administratif et pénal), ne sont pas dénuées de liens. En effet, en raison de la suppression de la catégorie pénale des « fautes », beaucoup d’entre elles, qui étaient auparavant règlementées par le Code pénal, deviennent des infractions administratives inscrites dans la Loi Organique 4/2015. Les conséquences de ce changement de cadre juridique sont nombreuses. L’autorité capable de « juger » ces infractions et d’imposer les sanctions n’est plus le juge pénal mais l’autorité administrative. En effet, la condamnation de l’individu ne se fera plus à travers un procès pénal (impliquant toutes les garanties relatives), mais par l’administration elle-même. Par conséquent, en plus de priver l’individu d’un procès effectif en soustrayant l’incrimination des comportements au contrôle du juge judiciaire, on peut craindre un manque d’impartialité de l’administration au moment de décider de condamner ou non le responsable de l’infraction. Ce qui est sûr, c’est que les infractions administratives remplaçant les fautes pénales ne sont pas moins sévères, au contraire, mais la condamnation de celles-ci est rendue plus aisée et dépourvue des garanties observées en droit pénal.
En outre, la preuve de l’infraction par l’administration sera plus facile que dans un procès pénal, étant donné que l’article 137 de la Loi 30/1992 relative à la procédure administrative présume la valeur probatoire des témoignages apportés par les fonctionnaires, même si cette preuve peut être renversée par des preuves contraires. Cette force probatoire est renforcée par la Loi Organique 4/2015 qui estime, dans son article 52, que les plaintes déposées par les forces de l’ordre dans l’exercice de leurs fonctions constituent une base suffisante à l’adoption de la décision administrative correspondante sous réserve, là aussi, de preuves contraires. On peut appliquer ces articles dans le contexte visé par la Loi Organique 4/2015 et prendre l’exemple d’une déposition d’un policier accusant un individu d’être responsable d’avoir perturbé la sécurité des citoyens lors d’une manifestation. Le témoignage du policier aura une valeur probatoire alors que l’individu, s’il n’y a pas de témoins ou que ces derniers ne veulent pas intervenir, n’aura aucune chance de prouver son innocence. Par conséquent, il sera accordé plus de crédit qu’en droit pénal à un simple témoignage, alors qu’il s’agit des mêmes infractions, et cela peut fragiliser la présomption d’innocence de l’individu. Le recours est évidemment possible, bien que la Loi Organique incite la personne condamnée à ne pas le faire en proposant une réduction de l’amende de 50% si celle-ci paye dans les deux semaines et renonce à s’opposer aux preuves apportées par les forces de l’ordre.
Plusieurs comportements, qui étaient auparavant des fautes pénales, sont donc devenus des infractions administratives. On peut relever les cas les plus notoires.
Il s’agit premièrement du manque de respect et de considération aux forces de l’ordre dans l’exercice de leurs fonctions (article 37.4), considérée comme une infraction légère pouvant être punie d’une amende allant jusqu’à 600 euros, et de la désobéissance, la résistance ou le refus de donner son identité aux forces de l’ordre dans l’exercice de leurs fonctions (art. 36.6), considérée comme une infraction grave pouvant être sanctionnée par une amende allant jusqu’à 30.000 euros. Ces deux dispositions, qui n’en formaient avant qu’une, figuraient dans le Code pénal et encourraient une amende de 10 à 60 jours (soit maximum 24000 euros), donc substantiellement inférieure aux nouveaux montants.
Par ailleurs, l’article 36.1 qualifie d’infraction grave « la perturbation de la sécurité des citoyens lors d’actes publiques, spectacles sportifs, culturels ou religieux ou toute autre réunion à laquelle insistent de nombreuses personnes ». Cet article est un transfuge du Code pénal qui qualifiait de faute « le léger trouble de l’ordre lors d’un procès au tribunal, ou lors d’actes publics, de spectacles sportifs, culturels et religieux réunissant de nombreuses personnes ». Ainsi, en plus de devenir une infraction administrative, celle-ci est plus sévère dans la mesure où une perturbation qualifiée de « légère » par le Code pénal est considérée comme une infraction grave par la Loi Organique. Par conséquent, l’infraction qui était pénalement punie d’une amende de 10 à 30 jours (soit maximum 12000 euros), est à présent punie d’une amende pouvant aller jusqu’à 30000 euros.
Enfin, l’article 37.7 développé ci-dessus concernant l’interdiction d’occuper toute propriété immobilière contre la volonté de son titulaire était avant punie comme infraction pénale mais moins sévèrement car il fallait réunir davantage de conditions. En effet, il était exigé que le bien occupé soit propriété d’une personne morale publique ou privée, et que l’occupation ait lieu en dehors des horaires d’ouverture des lieux accueillant du public.
Ainsi, le transfert des infractions du cadre pénal au cadre administratif implique une certaine insécurité juridique. Ces infractions sont, en effet, dans la majorité des cas, punies plus sévèrement, et l’accusé a moins de garanties juridictionnelles[19], car le contrôle du juge judiciaire n’intervient pas et que ses moyens de défense contre les accusations de l’administration sont plus faibles.
B - Une rédaction vague et ambiguë des infractions facilitant une application discrétionnaire de la loi
On peut remarquer que les infractions visées par la Loi Organique 4/2015 sont rédigées de manière imprécise et intègrent à plusieurs reprises des expressions pouvant être interprétées de multiples façons. Ces imprécisions pourraient heurter le principe de sécurité juridique et d’incrimination, ce dernier consistant en « l’exigence de description spécifique et précise, par la norme créant les infractions et les sanctions, des conduites concrètes qui peuvent être sanctionnées et du contenu matériel des sanctions qui peuvent s’imposer pour la commission de chaque conduite, ainsi que de la corrélation entre les unes et les autres ».[20]
La « perturbation de la sécurité des citoyens » est l’exemple le plus flagrant de l’ambiguïté de la rédaction de cette loi, étant donné qu’elle représente dans plusieurs articles la condition nécessaire pour considérer que l’infraction a été commise.[21] Or, cette expression n’est accompagnée d’aucun critère ou de faisceau d'indices permettant de savoir à partir de quel moment un individu perturbe la sécurité des citoyens. Il pourrait alors s’agir de n’importe quel comportement, ce qui laisse aux forces de l’ordre une ample marge de manœuvre et une certaine facilité à justifier une arrestation ou une amende.
D’autre part, il est prévu que l’organisation d’ une manifestation sans avoir respecté les conditions légalement exigées engagera la responsabilité de ses « organisateurs et promoteurs ». L’article 31 de la loi explique que cette qualification concerne « les personnes physiques ou morales ayant souscrit à l’appel à manifester, ou ceux qui de facto les président, dirigent ou exercent des actes similaires, ou encore ceux pouvant être présumés comme étant les directeurs en raison de publications ou de déclarations d’appel à manifester. » Par conséquent, la définition large de promoteur pose plusieurs doutes notamment sur la nature des publications ou des déclarations: une déclaration sur Facebook appelant à manifester pourrait-il être assimilée à une publication laissant présumer que son auteur occupe des fonctions directrices ?
L’expression « manque de respect et de considération aux forces de l’ordre » mériterait également plus de précision : n’importe quel comportement pourrait en effet être qualifié d’infraction et puni d’une amende allant jusqu’à 600 euros. Cet article a par exemple été appliqué dans le cas d’un individu ayant appelé un policier « collègue » lors d’un contrôle routier.
Pour finir, l’article 36.23 de la Loi Organique sanctionne comme infraction grave « l’usage non autorisée des images ou des données personnelles ou professionnelles des autorités ou des membres des forces de l’ordre qui pourraient mettre en danger la sécurité personnelle ou familiale des agents, les installations protégées ou une opération. » En plus de restreindre la liberté d’information, cet article soulève également un problème d’interprétation étant donné qu’on ne sait pas plus précisément quelles sont les conditions à remplir pour qu’une vidéo compromette la sécurité mentionnée, cette expression pouvant par conséquent justifier la censure de n’importe quelle vidéo. Il faudrait notamment éclairer l’interprétation à adopter de la notion de « danger » afin de déterminer quel seuil doit dépasser la vidéo pour compromettre la sécurité. On peut penser aux nombreuses vidéos prises dans des manifestations dénonçant des dérapages policiers; si une vidéo de ce type est considérée comme un « danger » en application de l’article mentionné, ne pourra-t-elle pas être utilisée comme une preuve ?
Le Defensor del Pueblo a d’ailleurs émis un avis à propos de cet article dans son rapport annuel de 2015 estimant urgent d’élaborer « des instructions garantissant l’interprétation et l’application la plus favorable à l’effectivité de la liberté d’expression, en respectant le droit fondamental à l’information ». Il a de plus précisé que l’expression « utilisation non autorisée d’images ou données personnelles ou professionnelles » ne pouvait pas s’entendre comme exigeant une autorisation administrative préalable à leur diffusion.[22]
Par conséquent, toutes ces imprécisions génèrent de l’insécurité juridique et porte atteinte au principe d’incrimination exigé dans tout domaine juridique, le citoyen étant incapable de savoir avec certitude quels comportements sont passibles d’amendes. Ils permettent de plus à l’autorité d’appliquer les infractions visées avec l’intensité qu’elle souhaite.[23] Par ailleurs, la Loi Organique étant entrée en vigueur il y a seulement dix mois, il n’existe pas de base doctrinale ou jurisprudentielle suffisante pouvant orienter l’interprétation des expressions mentionnées.
Pour conclure, deux problèmes juridiques se dégagent fondamentalement de la Loi Organique 4/2015, du 30 mars 2015 sur la protection de la sécurité des citoyens. D’une part, elle implique plusieurs restrictions de libertés et droits fondamentaux qui ne respectent pas toujours les principes constitutionnels exigés, d’autre part, le principe de sécurité juridique est susceptible de trouver des difficultés à être respecté. En effet, plusieurs comportements, qui étaient avant pénalisés par le Code pénal, sont à présent incriminés comme infractions administratives, soustrayant la sanction de ces dernières au contrôle du juge judiciaire. De plus, cette incrimination est parfois imprécise dans la mesure où elle exige à plusieurs reprises des conditions larges et ambiguës risquant de générer des applications discrétionnaires.
Ainsi, on peut se demander si la configuration de la sécurité des citoyens opérée par la loi n’a pas un effet délétère sur les libertés et droits fondamentaux qu’elle prétendait garantir, et s’inquiéter de l’affaiblissement du principe de sécurité juridique dans l’application du pouvoir de sanction par l’administration. Plus généralement, on peut s’interroger sur la raison de l’endurcissement du régime administratif dans un pays où aucune menace imminente ne pèse contre la Nation, et où les principales formes de protestation sont des manifestations pacifiques. Par ailleurs, il faut garder à l’esprit que l’avenir de cette loi demeure incertain dans la mesure où les deux recours présentés sont dans l’attente d’être résolus par le Tribunal Constitutionnel.
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[1] Ley Orgánica 4/2015, de 30 de marzo, de protección de la seguridad ciudadana.
[2] III du préambule de la loi: « Parmi les objectifs de la Loi se démarquent la protection du libre exercice des droits fondamentaux et des libertés publiques, ainsi que les autres droits reconnus et protégés par l’ordre juridique. »
[3] I et II du préambule de la loi « seul [l’État] peut assurer un cadre de coexistence dans lequel est possible l’exercice des droits et des libertés, à travers l’élimination de la violence ainsi que le déplacement des obstacles qui s’opposent à leur plénitude », « Ce sont ces considérations qui ont inspiré la rédaction de cette Loi, dans une tentative de rendre compatibles les droits et libertés des citoyens avec l’ingérence strictement indispensable pour garantir leur sécurité, sans laquelle la jouissance de ces droits ne serait ni réelle ni effective ».
[4] Définition donnée par la doctrine et par la jurisprudence.
[5] Art. 104.1 de la Constitution Espagnole: « Las Fuerzas y Cuerpos de seguridad, bajo la dependencia del Gobierno, tendrán como misión proteger el libre ejercicio de los derechos y libertades y garantizar la seguridad ciudadana. »
[6] Sur cette loi ont notamment émis plusieurs réserves le Défenseur du Peuple en Espagne et le Commissaire aux Droits de l’homme du Conseil de l’Europe, plusieurs Rapporteurs Spéciaux des Nations Unies ainsi que de nombreuses Organisations Non Gouvernementales.
[7] Les députés ayant présenté le recours appartiennent au Parti Socialiste (PSOE), à la Gauche Plurielle (Izquierda Plural), à Union Progrès et Démocratie (UPyD), à Compromís-Equo (Coalition à Valence de plusieurs partis politiques), à Coalición Canaria (Coalition aux Îles Canaries de plusieurs partis politiques) et au parti de Navarre Geroa Bai (« oui au futur » en basque). Il fut soutenu, entre autres, par Greenpeace, Amnesty International et les Caritas.
[8] L’article 3.a) place en objectif de première ligne la garantie de « la protection du libre exercice des droits fondamentaux et des libertés publiques, ainsi que des autres droits reconnus et protégés par l’ordre juridique ».
[9] Arrêt du Tribunal Constitutionnel Espagnol 37/98; RUBIO LLORENTE, F., « Tribunal Constitucional y seguridad ciudadana », UNED, 9 mai 2012.
[10] II du préambule de la Loi Organique 4/2015.
[11] Ces Rapporteurs Spéciaux sont Maina Kiai, Rapporteur Spécial sur les droits à la liberté de réunion pacifique et d’association; David Kaye, Rapporteur Spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression; Ben Emmerson, Rapporteur Spécial sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales en lutte contre le terrorisme; Michel Forst, Rapporteur Spécial sur la situation des défenseurs des droits de l’homme.
[12] Entre autre, CEDH, 6 avril 2000; CEDH, 2 octobre 2001; CEDH, 19 décembre 2006.
[13] Autorité de l’État chargée de garantir les droits des citoyens face aux éventuels abus des pouvoirs publics et législatifs de ce même État.
[14] DEFENSOR DEL PUEBLO, Informe anual 2015 y debate en las Cortes Generales, Madrid, 2016, p. 55-56.
[15] DEFENSOR DEL PUEBLO, Informe anual 2015 y debate en las Cortes Generales, Madrid, 2016, p. 55-56.
[16] « Espagne: Le Commissaire préoccupé par l’adoption d’une modification de la loi sur les étrangers »: http://www.coe.int/en/web/commissioner/view/-/asset_publisher/ugj3i6qSEk..., consulté le 23 avril 2016.
[17] DEFENSOR DEL PUEBLO, Informe anual 2015 y debate en las Cortes Generales, Madrid, 2016, p. 55, 91, 202, 208-215.
[18] « Il revient aux pouvoirs publics de promouvoir les conditions pour que la liberté et l’égalité de l’individu et des groupes doit il fait partie soient réelles et effective. […] La Constitution garantit […] la sécurité juridique, la responsabilité et l’interdiction de l’arbitraire des pouvoirs publics.»
[19] Les Rapporteurs de l’ONU se disent préoccupés par ce changement de cadre juridique dans la mesure où il implique une « utilisation excessive des sanctions administratives » et exclue « certaines garanties judiciaires ».
[20] GARCÍA MARTÍNEZ, C., « La potestad sancionadora », Derecho administrativo III, Universidad Pontificia de Comillas, 2014, p. 3-4.
[21] On peut de nouveau citer l’article 36.2 qualifiant d’infraction grave la perturbation de la sécurité citoyenne lors des manifestations ou réunions devant les assemblées législatives.
[22] DEFENSOR DEL PUEBLO, Informe anual 2015 y debate en las Cortes Generales, Madrid, 2016, p. 55-56.
[23] La note de presse des Rapporteurs de l’ONU fait état d’une utilisation de « termes vagues et ambigus » qui pourraient entrainer une application « discrétionnaire » de la Loi.