Gouvernements et réseaux sociaux : la place de la liberté d’expression dans la gestion des comptes des agents publics
Tous s’accorderont à reconnaître que l’un des défis juridiques majeurs de ce début de vingt-et-unième siècle est de parvenir à mettre en place une législation adaptée à internet. De par son évolution constante et ses particularités, l’arsenal normatif existant n’est pas toujours suffisant pour réguler les multiples utilisations qui en sont faites. La régulation d’internet touche une importante variété de droits : droit commercial, droit de la propriété intellectuelle, droit pénal, droit européen, sécurité nationale, ou liberté d’expression, pour n’en citer que quelques un. Le droit à la liberté d’expression à l’ère d’internet fait ainsi l’objet de pressantes préoccupations. Car si les contours de cette liberté restent les mêmes que ceux applicables en dehors de la sphère numérique, il n’est pas toujours aisé d’appliquer la législation de la même manière. En témoigne par exemple la difficulté des réseaux sociaux à supprimer les discours de haine tenus sur leurs plateformes, celle de la poursuite de leurs auteurs du fait de leur anonymat ou encore l’impossibilité d’endiguer le flux des fake news propagés par ces moyens.
C’est pourtant ce qu’est parvenue à faire une cour fédérale américaine mercredi 23 mai 2018, appliquant sans mal les théories juridiques établies de longue date propres à la liberté d’expression à une question on ne peut plus contemporaine : les bornes de la liberté d’expression sur Twitter. Knight First Amendment Inst. at Columbia Univ. v. Trump, 2018 U.S. Dist. LEXIS 87432. Contre toutes attentes, il ne s’agissait toutefois pas de tenter de réprimer la tenue de certains discours considérés comme un abus de la liberté d’expression. Plutôt, il était question d’assurer la possibilité pour certains individus de s’exprimer sur la plateforme. En effet, la juridiction américaine examinait la plainte de plusieurs individus et d’une ONG à l’encontre du Président Donald Trump et de membres de son administration. Il était allégué qu’en les bloquant de son compte officiel pour avoir critiqué sa politique, les défendeurs portaient ainsi atteinte à leur liberté d’expression. Suite à une rigoureuse analyse juridique de la nature de l’expression concernée, du fonctionnement du réseau social et de l’utilisation faite par Donald Trump de son compte Twitter, la cour a estimé que le Président, ainsi que Daniel Scavino, chargé des réseaux sociaux, avaient violé le Premier Amendement en bloquant certains utilisateurs du fait de leurs opinions politiques.
La liberté d’expression comprend le droit d’exprimer des opinions dans l’espace public et l’interdiction pour les gouvernements de réprimer les discours de nature politique (§1). La cour a donc dû analyser la nature du compte Twitter du Président afin de déterminer de quel type d’espace il s’agissait (§2). Enfin, cette liberté n’étant pas sans limites, il a également fallu la mettre en balance avec les propres droits du Président à la liberté d’expression (§3).
§1. Le droit d’exprimer des opinions politiques et ses limites
L’affaire Knight First Amendment repose sur la plainte de sept individus et d’une ONG contre le Président des Etats Unis et Daniel Scavino, en charge des réseaux sociaux du Président. Chacun des individus a été bloqué du compte Twitter personnel de Donald Trump, après avoir rédigé un message critiquant le Président ou ses politiques en réponse à un de ses tweets. L’ONG Knight First Amendment Institute at Columbia University, bien que n’ayant pas été bloquée du compte Twitter, allègue que sa liberté d’expression a été restreinte injustement puisque, suite au blocage des autres plaignants, elle n’est plus en mesure de lire leurs commentaires.
Après avoir conclu que les plaignants avaient qualité pour agir, du fait qu’ils ont subi un préjudice réel, causé par le comportement en cause et susceptible de réparation, la cour s’est penchée sur la question de la nature du discours concerné. N’ayant aucun doute à ce sujet, elle conclut rapidement qu’il s’agit d’une opinion politique, puisqu’il apparaît clairement que les plaignants ont été bloqués suite aux critiques qu’ils ont exprimées à l’encontre du Président, ce que les défendeurs ont eux-mêmes reconnu. En l’absence d’éléments indiquant que le discours des plaignants s’inscrivait dans les catégories bien définies et délimitées d’expressions dont la répression ne soulève aucune question d’ordre légal, il s’agissait donc d’une expression protégée par la Constitution.
En effet, loin d’être sans limites, la liberté d’expression peut être légitimement restreinte, en France comme aux Etats-Unis. En France, de telles restrictions « doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi »,[1] les lois, notamment celle de 1881 sur la liberté de la presse, venant préciser quelles sont ces limites. Les Etats-Unis ont développé une approche fondée sur le type de discours examiné, les restrictions portant sur les discours protégés devant répondre à un intérêt gouvernemental impérieux et être strictement adaptées à cet intérêt, tandis que les discours non protégés doivent être limités par un intérêt légitime et la restriction raisonnablement liée à cet intérêt.
Cependant, le cœur de la question dans cette décision était de déterminer si le fait de bloquer les individus du compte Twitter personnel du Président revenait à les exclure d’un espace public dédié à ce type d’expression. En effet, s’il s’agit d’un tel espace, leur exclusion du fait de leurs opinions politiques constituerait alors une violation flagrante du Premier amendement.
§2. Le compte Twitter personnel du Président : un espace public soumis à la liberté d’expression
L’analyse de la cour américaine s’est concentrée sur la nature de l’espace dont les plaignants étaient exclus, afin de déterminer si le fait d’y avoir accès rentrait dans l’exercice de leurs droits constitutionnels. En effet, si l’espace public « a toujours été tenu à disposition du public et, depuis des temps immémoriaux, été utilisé à des fins de rassemblement, de communication d’opinions entre citoyens et de discussion des affaires publiques »,[2] l’accès à ce type d’espaces peut faire l’objet de restrictions. Celles-ci pourront être plus ou moins larges en fonction de la nature de l’espace, selon la doctrine du forum mise en place par les tribunaux américains. Ainsi, les restrictions mises en œuvre dans un forum public seront soumises à un strict examen de proportionnalité.
Si la cour a fini par considérer qu’il s’agissait bien d’un espace public, c’est à l’issue d’une analyse extrêmement précise non seulement des revendications des plaignants, mais également du fonctionnement de Twitter et de l’utilisation que le Président fait de son compte personnel. La cour a délimité avant tout quel était le forum exact à analyser, refusant de prendre en compte l’entièreté du compte de Donald Trump, puisque les plaignants ne cherchaient pas à avoir un accès général à ce compte leur permettant de le contrôler, mais désiraient simplement pouvoir accéder au contenu publié, commenter les tweets et interagir directement avec les différentes réactions. L’étape suivante fut de déterminer si le forum considéré était possédé ou contrôlé par le gouvernement, ce à quoi la cour répondra par l’affirmative, estimant qu’en étant en mesure de contrôler des aspects tels que le contenu des tweets publiés ou les personnes y ayant accès, Trump et Scavino exerçaient bien le contrôle requis. Pour déterminer que le contrôle exercé était de nature gouvernementale, la cour a pris en considération la description du compte Twitter (qui mettait en avant le fait que celui-ci appartenait au Président), le fait que les tweets présidentiels avaient été qualifiés de documents officiels par une autre décision, et le fait que le compte ait été utilisé afin de nommer ou démettre des agents publics et dans la conduite des affaires étrangères. Ces mêmes facteurs ont donc permis de réfuter les arguments des défendeurs avançant qu’il s’agissait d’un compte purement personnel, non susceptible d’être analysé selon la doctrine du forum.
La cour reconnait que lorsque le gouvernement dispose d’une large discrétion pour choisir en fonction du contenu quel discours privé rendre disponible, la doctrine du forum ne trouve pas à s’appliquer puisque cela irait à l’encontre de l’objectif poursuivi.[3] Elle refuse cependant de donner raison à cet argument, relevant que le compte Twitter du Président est accessible au grand public, sans aucune sélection selon l’affiliation politique des utilisateurs ou tout autre critère. Aussi, l’espace interactif lié aux tweets du Président est de nature à accommoder un nombre considérable d’intervenants sans que cela menace sa fonction première, étant donné que c’est bien là la fonction première d’un tel espace. Il résultait alors de cette analyse que l’espace interactif du compte Twitter de Trump est bel et bien un forum public et donc que le fait d’en exclure certains individus à raison de leurs opinions politiques était contraire au Premier amendement.
Les tribunaux français ont adopté une approche similaire, lorsque confrontés à ces questions portant sur les propos diffusés sur les réseaux sociaux. En effet, plusieurs cours ont examiné les paramètres retenus par les utilisateurs afin de déterminer de quel type d’espace il s’agit. La cour d’appel de Rouen relevait que « il ne peut être affirmé de manière absolue que la jurisprudence actuelle nie à Facebook le caractère d'espace privé, alors que ce réseau peut constituer soit un espace privé, soit un espace public, en fonction des paramétrages effectués par son utilisateur ».[4] De même, l’utilisation faite d’une page Facebook est prise en compte par les juges lorsqu’ils doivent statuer sur leur qualité de « bulletin d’information générale » au sens de l’article L. 2121-27-1 du code général des collectivités territoriales. Par exemple, le tribunal administratif de Dijon a pu qualifier ainsi la page Facebook officielle de la ville de Migennes, en retenant qu’y étaient postés de nombreux documents de nature variée et qu’il existait un lien permanent entre cette page et le site officiel de la ville. Du fait de cette qualification, devait être prévu un espace réservé à l’expression des élus d’opposition.[5] Cependant, au terme d’une telle analyse, la jurisprudence semble parvenir à une conclusion opposée à propos de Twitter, arguant que le mode de fonctionnement même du réseau social le rendait insusceptible d’une telle qualification.[6] Il faut néanmoins garder à l’esprit que la cour fédérale américaine a pris en compte l’utilisation précise qu’en faisait Trump, et non uniquement le fonctionnement global de la plateforme. Enfin, les divergences d’analyses peuvent également résulter des évolutions que Twitter a subi, et notamment du fait que le réseau ne soit plus seulement utilisé comme « outil de microblogage personnalisé » mais véritablement comme un moyen d’information par certains utilisateurs.
Cela montre donc que lorsque des outils numériques en constante évolution tels que les réseaux sociaux doivent être analysés juridiquement, il est important d’accorder une attention particulière à l’espace spécifique concerné. Cela requiert alors de ne pas négliger les différents paramètres et fonctionnalités disponibles et l’utilisation qui en est faite. C’est bien ce qu’a fait la cour américaine, y compris durant son examen des autres intérêts en présence.
§3. La liberté d’expression en balance avec d’autres intérêts
L’un des arguments avancés par les défendeurs se fondait sur le fait que le Président était en droit de bloquer les utilisateurs comme il l’a fait, grâce à ses propres droits conférés par le Premier amendement, comme celui de choisir avec qui il entre en relation. De plus, les défendeurs prétendaient que les plaignants n’avaient pas de droit à être entendu ou à voir leurs opinions amplifiées par le gouvernement. Le tribunal a toutefois refusé ces arguments, bien que les agents publics conservent les droits qui leur sont conférés par le Premier amendement, en prenant encore une fois en compte toutes les fonctionnalités disponibles sur Twitter. La cour rappelle qu’il existe un droit d’ignorer le discours d’un individu, comme corolaire à la liberté d’expression. De même, la liberté d’expression d’un individu n’est pas violée lorsque le gouvernement l’ignore tout en amplifiant d’autres opinions. Néanmoins, cela dépasse ce cadre lorsque le gouvernement restreint activement le droit d’une personne à faire valoir ses idées. C’est alors que la prise en compte des fonctionnalités de Twitter s’est trouvée déterminante. En effet, en plus de la capacité de bloquer des utilisateurs, le Président avait aussi la possibilité de simplement les « masquer ». Cette dernière fonctionnalité permettait au Président d’ignorer les utilisateurs qu’il souhaitait, les occultant de son fil d’actualités, tout en leur laissant la capacité d’interagir avec ses tweets, et donc avec les autres utilisateurs.
De la même façon, les tribunaux français ont prêté attention aux différents paramètres disponibles sur les réseaux sociaux lorsqu’ils se sont trouvés confrontés à des intérêts conflictuels. Il en va ainsi, par exemple, quand il est question de déterminer si un agent public a manqué à son devoir de réserve en publiant certains propos en contradiction avec ce devoir sur les réseaux sociaux. À moins que l’agent ait pris soin de paramétrer ses publications de sorte à ce qu’elles conservent un caractère privé, celles-ci seront considérées comme publiques, et donc en violation de son devoir de réserve. Le poids accordé à chaque intérêt dépendra ainsi de l’apparente importance que l’utilisateur aura attachée au caractère privé de ses publications.
Conclusion
Dans sa décision, la cour fédérale du district de New York fait preuve d’une analyse très fine des tenants et aboutissants du réseau social Twitter, de manière à appliquer au mieux les principes établis au fil du temps pour examiner les allégations de violation du Premier amendement. Elle parvient alors à transposer ces principes à un support qui était loin d’être envisagé lors de l’adoption de la constitution américaine et qui présente de nombreux défis du fait de sa constante évolution. Cela a permis de qualifier un espace bien précis de la plateforme comme espace public, y imposant ainsi le plus strict encadrement des potentielles restrictions de la liberté d’expression. Si les tribunaux français semblent n’avoir pas encore adopté la même position concernant Twitter, ils apparaissent cependant utiliser une analyse analogue au sujet de Facebook. De fait, on peut donc supposer que la raison de cette différence est due au fait qu’ils n’ont pas encore eu l’opportunité de se prononcer sur la question, dans un cadre factuel permettant d’affirmer un champ d’application de la liberté d’expression aussi large que l’a fait la cour américaine dans cette décision.
Enfin, un dernier élément notoire tient à la décision de la juge de ne prononcer qu’un jugement déclaratoire, tout en affirmant la possibilité de prononcer une injonction. En effet, elle a rejeté les arguments de Trump et Scavino selon lesquels le tribunal n’avait pas compétence à prononcer une injonction à l’encontre du Président en vertu de la séparation des pouvoirs. Rappelant le devoir de peser les intérêts constitutionnels concernés contre les dangers d’une ingérence dans les pouvoirs de l’exécutif, elle souligne qu’une injonction ordonnant au Président de débloquer les plaignants représenterait une intrusion minimale, et donc autorisée. Toutefois, elle a refusé de prononcer une telle injonction, estimant qu’un jugement déclaratoire produirait le même résultat, étant donné que l’on peut raisonnablement espérer qu’un Président se conformera à une interprétation faisant autorité d’une disposition constitutionnelle. Reste à savoir si les utilisateurs seront bel et bien débloqués.
Bibliographie
Décisions de justice
Articles de doctrine
Samuel Dyens, « Réseaux numériques et déontologie des agents publics : quelle articulation ? », AJ Collectivités Territoriales, 2014, p.585.
Sophie Roussier, « Quand Facebook s'invite au conseil municipal », AJDA, 2015, p.1652.
« Tweeter n'est pas informer, et d'autres précisions sur les tribunes de l'opposition », AJ Collectivités Territoriales, 2017, p. 286.
Nathalie Mallet-Poujol, « La liberté d'expression sur l'internet : aspects de droit interne », Recueil Dalloz, 2007, p.591.
Emmanuelle Allain, « Liberté d'expression : la nécessaire adaptation de l'arsenal répressif au Web 2.0 », AJ Pénal, 2015, p.112.
Articles de presse
[1] Décision n° 2012-647 DC du 28 février 2012, considérant n°5.
[2] Hague c. CIO, 486. 307 U.S. 496 (1939).
[3] United States v. Am. Library Ass'n, 539 U.S. 194, 204, 123 S. Ct. 2297, 156 L. Ed. 2d 221 (2003). La cour utilise alors l’exemple des chaines de télévisions, dont les directeurs éditoriaux doivent décider des programmes diffusés en portant des jugements sur le contenu de ceux-ci.
[4] Rouen, 15 nov. 2011, n° 11/01827 et 11/01830.
[5] Tribunal administratif de Dijon, 9 sept. 2016, n° 1402816.
[6] Tribunal administratif de Besançon, 3 Nov. 2016, n° 1401327.