Les fake news, un danger persistant pour la démocratie

Comme l’ont souligné H. Allcott et M. Gentzkow dans leur article[1], l’émergence de nouvelles plateformes d’expression a toujours été source d’inquiétudes quant aux conséquences néfastes qu’elles auraient pour la démocratie. Récemment, ce sont les réseaux sociaux qui se sont trouvés au centre des projecteurs, devenus une des sources d’information prépondérantes. Si l’apparition de « fake news » n’est pas nouvelle, l’ampleur qu’elles ont pris est sans précédent, posant de véritables dangers.

A vrai dire, traduire « fake news » par « fausses informations » n’est pas entièrement correct. Car s’il s’agit bien d’informations erronées, le problème réside dans le fait que ce soit volontaire. Barbara Friedman, enseignante à l’école de journalisme de l’Université de Caroline du Nord, les définit comme des « mensonges délibérément et stratégiquement construits, présentés comme articles de journaux, dans l’intention de tromper le public » (Steven Seindenberg, Lies and Libel - Fake news is just false, but the cure for it might not be so simple, ABA Journal, juillet 2017, p. 2).

Si les fake news n’ont pas nécessairement des visées politiques, puisque ces articles sont mis au point principalement pour des raisons économiques, les articles les propageant ont été extrêmement présents lors des dernières campagnes présidentielles américaine et française. En effet, Allcott et Gentzkow ont recensé 41 articles pro-Clinton et 115 pro-Trump, partagés respectivement plus de 7,6 millions et plus de 30,3 millions de fois sur Facebook (Allcott and Gentzkow, p. 212). Du coté français, d’après des chercheurs de l’Université d’Oxford, près d’un quart des articles politiques partagés sur Twitter étaient fondés sur de fausses informations. Ils reconnaissaient néanmoins que le recours aux fake news restait moins important que lors des présidentielles américaines (Chloe FARAND, French social media awash with fake news stories from sources ‘exposed to Russian influence’ ahead of presidential election).

Dans son article Lies and Libel - Fake news is just false, but the cure for it might not be so simple, Steven Seindenberg analyse les dangers que représentent les fake news pour le fonctionnement démocratique d’une société. Il présente également des moyens, juridiques ou non, de combattre ce type de publication. Il semble cependant résigné face au fait qu’ils soient peu utilisés ou bien simplement inefficaces. Cette position ne semble pas partagée par le gouvernement français, qui a récemment annoncé une prochaine loi visant à endiguer la prolifération des fake news en période de campagne présidentielle (François BOUGON, Après avoir été la cible de rumeurs pendant la présidentielle, Macron veut une loi contre les « fake news »). Il convient toutefois de s’interroger sur la faisabilité ainsi que sur la désirabilité d’une telle loi, notamment pour ce qui est des potentielles répercussions sur la liberté d’expression.

 

§1. Les fake news, un danger pour le fonctionnement d’une société démocratique

A titre d’exemple, Seindenberg utilise l’anecdote du PizzaGate, comme elle a pu être surnommée aux Etats Unis. Durant la campagne présidentielle américaine, Alex Jones, propriétaire du controversé site conspirationniste Infowars, a publié un article accusant Hillary Clinton et son directeur de campagne, John Podesta, d’être à la tête d’un réseau mondial d’esclavage sexuel d’enfants, dont le quartier général serait dans le sous-sol d’un restaurant. Bien que l’histoire soit complètement fausse, elle a eu de terribles conséquences pour le restaurateur. En effet, en plus d’avoir reçu nombre de menaces de mort, un homme s’est peu après rendu sur les lieux, avec un fusil d’assaut, tirant alors dans la foule. Sans parler des répercussions économiques auxquelles le commerce a dû faire face (Seindenberg, pp. 1-2).

Si cette histoire semble tirée par les cheveux et exceptionnelle, elle est représentative de la confusion qu’engendrent par les fake news quant aux faits à la base des sujets d’actualité. Les conséquences des fake news, rarement aussi extrêmes ou visibles, demeurent bien réelles. Seindenberg relève trois impacts importants dus à la prolifération de ces publications. Tout d’abord, cela mène les lecteurs à croire des histoires plus ou moins sordides, Gentzkow estimant que la moitié des personnes ayant lu ces articles les croient vrais. Cela crée également un phénomène de méfiance vis à vis des sources d’information traditionnelles, amenant beaucoup à douter de leur crédibilité. En effet, un sondage mené par Gallup rapportait qu’en 2016, seulement 32% d’américains avaient vraiment confiance dans les médias. Cela a enfin pour effet d’aggraver les clivages politiques, confortant les individus dans leurs propres opinions. (Seindenberg, pp. 3-4).

L’impact sur la vie politique et démocratique est dramatique quand on sait que près de 20% des utilisateurs des réseaux sociaux ont reconnu avoir changé d’opinions politiques à cause de contenus visionnés sur ces réseaux (sondage du Pew Research Center du 7 novembre 2016 ; Seindenberg p. 3). Un des postulats à la base d’une société démocratique est d’estimer que les individus qui la composent sont les mieux placés pour prendre les décisions qui les concernent. Pour cela, sans pour autant devoir être des experts, ils doivent être en mesure de prendre ces décisions en étant conscient des faits et des enjeux qui entourent la question. L’accès à l’information est donc primordial, d’où le rang constitutionnel conféré aux libertés d’expression et de la presse (article XI de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen). Le problème est alors de taille quand ces mêmes libertés fondamentales sont utilisées à tort, si bien qu’elles en viennent à menacer la capacité des individus à faire des choix éclairés quant à leur gouvernement.

 

§2. Des solutions peu adaptées face aux défis des fake news

Les solutions existantes contre les abus à la liberté d’expression apparaissent en vérité peu adaptées pour endiguer efficacement le fléau des fake news. La première réponse possible est avant tout juridique. Que ce soit du côté américain ou français, les deux Etats disposent d’un arsenal de lois visant à sanctionner ces publications.

Aux Etats Unis, l’arrêt New York Times co v. Sullivan rendu par la Cour suprême en 1964 pose les conditions selon lesquelles une figure publique peut porter plainte pour diffamation. S’il n’est pas nécessaire de prouver un dommage, il faudra prouver une intention manifeste de nuire. Il faut ainsi démontrer que le défendeur a publié l’information, tout en sachant qu’elle était fausse, ou alors que celui-ci a agit en faisant preuve d’un mépris total pour la vérité. S’il a été reconnu dans une autre décision (Gertz v. RobertWelch Inc., 1974, US Supreme Court) qu’il est uniquement nécessaire de prouver la négligence de l’auteur lorsque celui-ci est un particulier, cette même décision impose la preuve d’une intention de nuire lorsque la publication aborde un sujet d’intérêt public. Dans ces cas là, ce critère peut se montrer problématique, exigeant de déterminer s’il s’agit d’une question d’intérêt public ou non. En effet, aux yeux des internautes qui auront partagé l’article en croyant à sa véracité, cela pourrait s’y apparenter, bien qu’il soit faux.

De l’autre coté de l’Atlantique, la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse contient des dispositions visant à punir la diffamation, que ce soit envers des particuliers ou des figures publiques. La loi prévoit une peine plus élevée lorsque la diffamation est faite à l’encontre d’une personne publique, sans toutefois exiger la preuve d’une quelconque intention de nuire. Enfin, un article vise expressément la publication, diffusion ou reproduction de « nouvelles fausses », les réprimant lorsqu’elles sont faites de mauvaise foi et qu’elles troublent ou sont susceptibles de troubler la paix publique. Visant la publication directe ou bien par voie de reproduction de tels propos, cela permet donc aussi de réprimer le partage de ces fake news sur les réseaux sociaux. Cependant, un moyen de défense consiste à prouver sa bonne foi, à l’aide de quatre critères cumulatifs : la prudence et la mesure dans l'expression ; l'absence de conflit personnel avec la victime ; la présence d'un but légitime ; et le sérieux de l'enquête, distinct de la vérité des propos. Bien qu’il soit difficile de réunir ces quatre éléments, cela peut offrir une porte de sortie à certains internautes persuadés de la véracité de l’article qu’ils auront partagé.

Pour autant, les procès en diffamation sont loin d’être aussi nombreux que les articles de fake news. Plusieurs facteurs peuvent expliquer le manque de répression de tels contenus. Le premier tient dans la définition de la diffamation. Puisque la publication doit viser une personne précise pour être répréhensible, même s’il n’est pas nécessaire qu’elle soit expressément nommée, les articles de fake news à visée purement économique sont souvent hors de portée. Pour pouvoir être sanctionnés, il faudrait qu’ils visent des personnes précises, comme c’est généralement le cas pour les fake news créées dans le cadre de campagnes présidentielles, ou bien qu’elles troublent la paix publique, conformément à l’article 27 de la loi de 1881.

D’autres facteurs tiennent plus à des aspects pratiques, comme les coûts d’une telle action en justice ou bien leur durée. En effet, le cabinet d’avocats parisien Deshoulières donne un aperçu des coûts engendrés par un procès en diffamation qui, selon la procédure choisie, la complexité du dossier et les honoraires de l’avocat, peuvent aller jusqu’à plus de 10 000€. Les coûts d’un tel procès sont souvent bien plus vertigineux chez nos voisins américains. D’autre part, le temps judiciaire étant très long, ce type d’action peut prendre, selon les tribunaux, de 8 à 24 mois en France, sans parler des voies de recours, qui peuvent allonger la durée un procès jusqu’à 50 mois. Des durées similaires sont nécessaires aux Etats Unis. A cela s’ajoutent des considérations de prescription, qui est de trois mois en France, et pouvant varier de un à trois ans aux Etats Unis. De plus, les victimes de fake news sont parfois réticentes à porter plainte, de peur de médiatiser plus encore le contenu litigieux, préférant l’enterrer au vite en espérant que l’affaire se tasse.

Enfin, on peut penser qu’il serait préférable de mettre de côté ces considérations matérielles afin de montrer l’exemple, dans l’espoir de dissuader la publication de nouvelles fake news. Cependant, la nature même de ces contenus rend la chose mal aisée. La viralité de ces publications fait que même si l’auteur est sanctionné, son article se sera déjà répandu à travers les réseaux sociaux, rendant sa suppression quasi-impossible. De plus, face à la simplicité avec laquelle un tel article peut être créé et diffusé, ainsi que sa lucrativité, il se peut que le risque d’une condamnation ne soit pas suffisamment dissuasif.

Face à cela, les hébergeurs tentent de mettre au point des mécanismes non juridiques afin d’empêcher la propagation de fake news. Ainsi, en avril 2017, Facebook annonçait la suspension de près de 30 000 faux comptes en France, dont beaucoup étaient à l’origine d’articles de désinformation ou de propagande. Cela soulève toutefois d’importantes questions liées à la liberté d’expression. On peut s’interroger sur l’efficacité des algorithmes utilisés par l’entreprise pour repérer ces comptes frauduleux. En effet, Me. Stéphane Cottineau commentait début février que « Facebook ne fait pas la différence entre de la nudité, de la pornographie et une œuvre d’art », au sujet de la suspension du compte de son client après avoir publié une reproduction de « l’Origine du monde » de Gustave Courbet (Matthieu MONDOLONI, Facebook et "L'origine du monde" : "Facebook ne fait pas la différence entre de la nudité, de la pornographie et une œuvre d’art"). Quand on sait que les standards de la multinationale conduisent à la suppression de telles publications, violant ainsi clairement la liberté d’expression de ses utilisateurs, on peut donc légitimement se demander si ses algorithmes sont suffisamment précis pour ne pas véritablement menacer la liberté d’expression des internautes.

Les hébergeurs ont également fait appel à des organisations indépendantes afin de procéder à une vérification des faits. Celles-ci se voient donc confier la responsabilité de signaler les articles reposant sur des faits mensongers. Plusieurs journaux ont aussi mis au point un type d’articles spécialement dédiés au repérage de fausses informations, tels que les Décodeurs du journal Le Monde. Facebook ne s’est toutefois pas arrêté là, tenant de retirer les motivations financières qui permettent aux auteurs de ces publications de générer des revenus à partir des clics des internautes. Ce qui nous renvoie une fois de plus à la question de l’ingérence de l’entreprise privée dans la liberté d’expression de ses utilisateurs.

 

§3. Des tentatives européennes de réponse législative

Conscients du danger que représentent ces fake news pour le fonctionnement de la démocratie, plusieurs gouvernements européens tentent de renforcer l’arsenal législatif sur le sujet. Ainsi, est entrée en application le 1er janvier une loi allemande imposant aux réseaux sociaux d’effacer ou de bloquer dans un délai de 24 heures les publications “manifestement délictueuses” et dans un délai de sept jours celles au contenu simplement “délictueux”. De nombreuses critiques reprochent à la loi d’être trop vague et de donner aux hébergeurs le pouvoir de trier eux-mêmes les contenus, nous ramenant aux dangers posés par les standards utilisés par ces entreprises afin d’y parvenir. Une autre crainte, formulée par Reporters Sans Frontières, est que les réseaux sociaux soient tentés de supprimer trop de contenus de manière à éviter l’amende de 50 millions d’euros imposée par la nouvelle loi, quitte à réduire à outrance les libertés d’expression et d’information de leurs utilisateurs (Loi allemande sur les contenus haineux : RSF dénonce les risques de censure, Reporters Sans Frontières). Une crainte confirmée par la suppression temporaire du compte de la revue satirique Titanic, équivalent allemand du Gorafi, après avoir ironisé sur les réfugiés et l’extrême droite (Johanna LUYSSEN, En Allemagne, une loi qui ne fait pas de distinction entre humeurs et humour).

Dans la même veine, Macron a annoncé début janvier un prochain texte de loi visant à tacler la propagation des fake news en période électorale. « Une procédure de référé judiciaire sera mise en place pour faire cesser rapidement la diffusion d'une fausse nouvelle, lorsque celle-ci est manifeste » a précisé Françoise Nyssen, ministre de la Culture dans un entretien au Journal du Dimanche. De plus, les plateformes auront des obligations de transparence quant aux contenus sponsorisés afin de rendre publique l’identité des annonceurs, mais aussi de limiter les montants consacrés à ces contenus. Si l’ambition de la loi est honorable, il convient toutefois de s’interroger sur sa désirabilité, sachant qu’il existe déjà une loi concernant expressément les fake news, celle de 1881.

Bien qu’il soit indispensable de trouver une solution face au fléau des fake news, il apparaît extrêmement difficile de parvenir à un équilibre entre cet impératif et le respect des libertés d’expression et de la presse. Les fake news viennent donc s’ajouter à la longue liste des nouveaux défis soulevés par la démocratisation d’internet et du relatif vide juridique qui l’entoure.

 

Bibliographie sélective

 

Articles universitaires

ALLCOTT Hunt and GENTZKOW Matthew, « Social Media and Fake News in the 2016 Election », Journal of Economic Perspectives, Spring 2017, Vol. 31, n° 2, pp. 211–236.

SEIDENBERG Steven, « Lies and Libel - Fake news is just false, but the cure for it might not be so simple », ABA Journal, Juillet 2017, 103 A.B.A.J. 48.

 

Textes officiels

Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, JORF du 30 juillet 1881 page 4201.

Loi allemande Gesetz zur Verbesserung der Rechtsdurchsetzung in sozialen Netzwerken, du 1er septembre 2017, BGBl. I p. 3352.

 

Décisions

Cour Suprême des Etats Unis, New York Times Co. v. Sullivan, 376 U.S. 254, 84 S. Ct. 710, 11 L. Ed. 2d 686, 1964 U.S. LEXIS 1655, 95 A.L.R.2d 1412, 1 Media L. Rep. 1527.

Cour Suprême des Etats Unis, Gertz v. Robert Welch, 418 U.S. 323, 94 S. Ct. 2997, 41 L. Ed. 2d 789, 1974 U.S. LEXIS 88, 1 Media L. Rep. 1633.

 

Articles de journaux

FARAND Chloe, « French social media awash with fake news stories from sources ‘exposed to Russian influence’ ahead of presidential election », The Independent, 22 avril 2017, consulté le 7 février 2018 à http://www.independent.co.uk/news/world/europe/french-voters-deluge-fake-news-stories-facebook-twitter-russian-influence-days-before-election-a7696506.html

BOUGON François, « Après avoir été la cible de rumeurs pendant la présidentielle, Macron veut une loi contre les "fake news" », Le Monde, 4 janvier 2018, consulté le 7 février 2018 à http://www.lemonde.fr/emmanuel-macron/article/2018/01/04/emmanuel-macron-veut-un-projet-de-loi-contre-les-fake-news_5237491_5008430.html#IFp04b6jBkM9gXqw.99

Matthieu MONDOLONI, « Facebook et "L'origine du monde" : "Facebook ne fait pas la différence entre de la nudité, de la pornographie et une œuvre d’art" », France Info, 1er février 2018, consulté le 7 février 2018 à https://www.francetvinfo.fr/internet/reseaux-sociaux/facebook/facebook-et-l-origine-du-monde-facebook-ne-fait-pas-la-difference-entre-de-la-nudite-de-la-pornographie-et-une-oeuvre-dart_2589014.html

Editorial, « "Fake news" : les risques d’une loi », Le Monde, 4 janvier 2018, consulté le 7 février 2018 à http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2018/01/04/fake-news-les-risques-d-une-loi_5237529_3232.html

PETIT Cyril, REVEL  Renaud et DESSARTS Rémy, « Françoise Nyssen : "Sur Mathieu Gallet, le CSA a tranché en toute indépendance" », Le Journal du Dimanche, 3 février 2018, http://www.lejdd.fr/medias/francoise-nyssen-sur-mathieu-gallet-le-csa-a-tranche-en-toute-independance-3564446

LUYSSEN Johanna, « En Allemagne, une loi qui ne fait pas de distinction entre humeurs et humour », Libération, 4 janvier 2018, consulté le 7 février 2018 à http://www.liberation.fr/planete/2018/01/04/en-allemagne-une-loi-qui-ne-fait-pas-de-distinction-entre-humeurs-et-humour_1620421

« Loi allemande sur les contenus haineux : RSF dénonce les risques de censure », Reporters Sans Frontières, 2 mai 2017, consulté le 7 février 2018 à https://rsf.org/fr/actualites/loi-allemande-sur-les-contenus-haineux-rsf-denonce-les-risques-de-censure

 


[1] H. Allcott et M. Gentzkow, Social Media and Fake News in the 2016 Election, Journal of Economic Perspectives, Vol. 31, n° 2, Spring 2017, p. 211.