Portrait : Charlotte Abramow
En ce moment la Belgique fait du bruit, le bruit discret mais incisif d’un déclic d’appareil photo. Fidèle à sa réputation, bousculant les normes établies, c’est la jeunesse qui est derrière tout ce doux tapage, et plus particulièrement la photographe et réalisatrice Charlotte Abramow.
Agée de 25 ans, c’est avec spontanéité et intelligence que la photographe travaille autour des codes de la publicité et de la photographie de mode. Des codes qui sont ceux de la multitude d’images brillantes, lisses, et en papier glacé, avec lesquelles s’est développé l’imaginaire des moins de trente ans. La composition graphique, la mise en scène ou encore les couleurs affirmées vives ou pastels soutiennent la photographie de Charlotte Abramow. Elles jouent sur l’artificialité évidente des images. Les spectateurs, habitués à être la cible d’une esthétique qui déforme le réel pour le rendre plus beau qu’il ne l’est, sont ici mis dans la complicité. La photographie leur donne pleinement conscience de la fabrication de l’image afin de mobiliser leur imagination et leur réflexion.
Les photographies de Charlotte Abramow ne faussent pas le réel. Elles racontent des histoires. Les codes de la publicité ou de la mode qui subliment l’objet photographié sont détournés pour mettre en valeur des sujets trop peu exposés : le rapport au corps, l’adolescence, la vieillesse, les relations familiales. L’image doit « attirer le regard » et permettre de pointer du doigt des mécanismes de pensées automatiques qui oublient la complexité des choses. Elle doit rendre visibles des tabous absurdes comme les règles, « un cycle naturel du corps féminin qui permet de donner naissance à 100% des êtres humains mais qui dérange plus que l’hypersexualisation de la femme » rappelle la jeune artiste le 11 novembre dernier lors d'une conférence à Bpifrance Inno Génération.
Les seins, les vulves ou encore les règles sont trop souvent cachés derrière l’hypocrite monoreprésentation de la femme immaculée. C’est leurs formes infinies que Charlotte Abramow souhaite célébrer à travers des séries de photos engagées. Une tache rouge peinte sur en jean blanc au niveau de l’entre-jambe d’une femme parce que oui, les règles sont rouges.
L’artiste travaille régulièrement la question du corps féminin à travers des évocations métaphoriques. La série Vulvutopia (2018) expose différentes illustrations de vulves. Elles puisent leur formes dans des objets du quotidien : un porte-feuilles, des draps froissés, des fruits découpés, ou encore des chewing-gums photographiés sur un fond coloré. Ces photographies sont poétiques, fortes, pleines de vie, une source de plaisir représentative de la définition du sexe féminin selon Charlotte Abramow. Ces photos d’épluchures de carottes dérangent : c'est ce qui intéresse la photographe. Vulvutopia est un monde dans lequel parler de sexe et de plaisir féminin est normal et nécessaire. Alors l'artiste s'interroge : cette utopie ne peut-elle pas devenir réelle ? Ne pouvons-nous pas créer un monde dans lequel "les femmes n’ont pas recours à la chirurgie plastique pour modifier l’esthétique de leur organe sous la pression du regard de l’autre, présente même dans la plus proche intimité ?" demande l'artiste sur son site internet.
Cette réflexion se poursuit dans la série Find your Clitoris (2018). Les clichés sont doux, leurs lignes définies et leurs couleurs pleines saisissent le regard. Le travail de l’artiste se reconnait en un clin d’oeil. Son esthétique se détache du réel mais frappe par la justesse des enjeux soulevés. Find your Clitoris fait exister l’orgasme. Le projet dévoile l’absence du clitoris dans les discours scientifiques, éducatifs et sociétaux. Cette absence n’a choqué personne, bien au contraire, elle était jugée normal. Elle n’était même pas jugée du tout puisque le clitoris n’existait pas ou peu dans les esprits. Vous vous étiez déjà fait la remarque avant ? Non ?Justement, la photographe affirme qu’il ne faut pas avoir peur de questionner les normes, il faut percevoir leurs limites et leurs absurdités. Grâce aux images, changer les mentalités qui ne correspondent pas au principe de bienveillance (un des plus importants pour l’artiste) est un objectif atteignable. La prise de conscience du pouvoir des images est au coeur de ses oeuvres : les images peuvent convaincre comme elles peuvent leurrer. Derrière une esthétique pop séduisante, leur contenu peut déranger ou subjuguer. Mais Charlotte Abramow ne se contente pas de troubler les regards, pour chaque série elle engage des idées fortes qu’elle explique et documente.
« Find your Clitoris
Les planches anatomiques du clitoris disparaissent en 1920.
En France, il n’apparaît correctement représenté dans les manuels
scolaires qu’en 2017. Les humains avaient déjà été sur la lune
depuis longtemps avant de ré-envisager cet organe-clé de la
jouissance féminine..
Find Your Clitoris explore visuellement le thème du plaisir
sexuel féminin.
Une femme qui se masturbe, qui prend du plaisir, ou qui est
sexuellement très active est souvent jugée, traitée de « salope »,
quand cela semble tout à fait normal chez les hommes. Après
des débuts pas trop mauvais, on pense alors au Moyen-Âge
que l’orgasme provoque chez les femmes des maladies, comme
l’hystérie. Puis on déclare le clitoris « inutile ». La sexualité
des femmes, c’est un tabou, et il étouffe leur plaisir. L’excision
Le sexe féminin est méconnu ou omis, partout dans le monde.
Près de 84% des filles de 13 ans ne savent pas comment
représenter leur sexe. Pourtant, il existe le seul organe
spécialement conçu pour avoir du plaisir : le clitoris. À trouver,
apprivoiser, stimuler, et connaître. Incarner son corps et partir à
sa conquête, comme un territoire, un paysage où il fait bon vivre,
et où le corps se tord de sensations uniques. Une quête personnelle,
une prise de pouvoir, la sexualité est ici indépendante et solitaire,
pour montrer qu’on n’a pas forcément toujours besoin d’un.e. autre
pour trouver du plaisir dans l’intimité. La masturbation est naturelle
pour tout.e.s, c’est une voie d’épanouissement. » Charlotte Abramow
Notre langage est aujourd’hui très visuel et viral. Charlotte Abramow diffuse ses oeuvres sur les médias sociaux qui permettent de transmettre son art au plus grand nombre, et notamment aux jeunes générations qui en sont les principaux utilisateurs. Son esthétique sensible et joyeuse séduit 78,5 millions de personnes sur Instagram. Mais l’usage des média sociaux est aussi un des meilleurs moyens pour rencontrer les opinions avec lesquelles ses images entrent en conflits. La censure y est menaçante. Charlotte Abramow la combat non comme une guerrière, mais simplement comme une jeune femme qui s’étonne qu’un torse féminin non-érotisé crispe autant les internautes. Son fabuleux clip de la chanson Les passantes de Georges Brassens, une ode à la diversité des femmes, a été victime de cette censure quelques heures après sa publication sur la plateforme Youtube. La raison ? Les représentations artistiques du sexe féminin jugées choquantes. Mais la pugnacité artistique de Charlotte Abramow et le soutien de ces admirateurs ont réussi à convaincre le site internet de lever la censure. A présent on peut voir des évocations métaphoriques et non-érotisée de vulves sur Youtube. Une jolie révolution.
C’est maintenant le moment de contempler son travail le temps d’une chanson.
La poésie des images de Charlotte Abramow est une respiration qui ne soulage pas seulement les questions liées aux corps féminins. Il est impossible d’enfermer cette artiste éclectique dans une thématique. Entre la réalisation des clips teintés d’humour de la chanteuse belge Angèle (23 millions de vues au total) et sa dernière exposition à Paris Photo (du 8 au 11 novembre 2018) sur l’insularité des habitants des iles Féroé, Charlotte Abramow travaille depuis sept ans sur le projet Maurice.
Le projet Maurice est dédié à son père de 86 ans. Il y a quelques années, Maurice a traversé un cancer et un coma qui lui ont laissé de graves séquelles. Ce projet s’incarne en un livre sorti le 3 novembre 2018 qui retrace le combat, la reconstruction et la renaissance de Maurice. Il est « le plus fort et le plus rigolo des papas » écrit un jour Charlotte Abramow sur le compte Instagram du projet.
Ce conte composé de sept chapitres retrace les étapes de la maladie et de la vieillesse. Des thèmes angoissants que la photographe regarde avec vitalité, espoir et humour, avec des mots qui n’ont jamais quitté ce père atypique et excentrique.
Les images laissent apparaitre la plus grande source d’inspiration de la photographe, le peintre surréaliste Magritte. L’inconscient qui dominait depuis deux ans Maurice est présent dans des tableaux qui nous emmènent dans son monde léger et réjouissant.
« Désorientation du conte « Entre l’Est et l’Ouest », dernier chapitre du livre, illustre la perte des repères spatio-temporels de mon père due aux séquelles neurologiques du coma. »
"Le Langage est une des séries d’« Entre l’Est et l’Ouest » dernier chapitre du livre. À sa sortie du coma en 2011, Maurice ne savait presque plus parler, ou avait beaucoup de difficultés : il butait sur les mots, répétait sans cesse les mêmes, parlait en onomatopées ou disait des phrases insensées comme « La cuillère tourne autour de la cuvette! » (vous avez 4h, bonne chance) "Dans ce décor, je l’ai imaginé comme dans une ivresse de lettres, un flou de mots. Je l’ai attablé avec une poire, car c’est une des premières phrases sensées qu’il a dites, où il exprimait une envie : « Je veux bien une poire ». C’est une de mes photos préférées du livre. »
« Le Coma explore le mystère du coma, et l’angoisse d’un démantèlement mental. Comme une métaphore de la déconstruction de son identité qui s’écartèle, il est tiraillé entre deux mondes, sur un fil fragile à l’équilibre instable. Le coma a abîmé sa notion du temps et de l’espace, ses capacités de communication et la structure de sa mémorisation. Les images sont une exploration du cerveau et du mystère de l’inconscient, du trou noir sans souvenirs."
Ces photographies alternent avec des textes de l’artiste, de médecins et des courtes notes qu’écrivait Maurice de temps à autre. Malheureusement, Maurice est décédé en septembre dernier, juste avant la sortie du livre. Il a tout de même pu voir l’ensemble de la maquette qu’il a résumée par « tristesse et rigolade ». Ces mots sont devenus le titre du livre.
Sensible, juste et pertinente, Charlotte Abramow renouvelle le monde avec talent.
Maurice, Tristesse et rigolade, éditions Fisheye, est disponible sur le site http://www.charlotteabramow.com et bientôt en librairie.