L’application du principe d’interprétation conforme dans la mise en œuvre des conventions de lutte contre la corruption transnationale, par Thomas Martial
Les conventions de lutte contre la corruption transnationale sont des instruments d’harmonisation qui ne bénéficient pas d’un caractère auto-exécutoire et nécessitent l’adoption de mesures d’adaptation internes sur lesquels se baseront les juridictions nationales pour sanctionner la corruption. Cependant, cette adaptation, parfois incomplète, peut conduire à des situations d’inconventionnalité. L’interprétation conforme, ou doctrine Charming Betsy, permet aux juges d’opérer une lecture du droit interne à la lumière des conventions de lutte contre la corruption. Ce faisant, il assure l’application indirecte de ces dernières et renforce la primauté du droit international ainsi que l’harmonisation des régimes de corruption. Néanmoins, l’interprétation conforme n’est qu’une faculté qui peut se voir limitée par la volonté du législateur.
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L’interprétation conforme est un outil puissant à disposition du juge chargé de mettre en œuvre les conventions de lutte contre la corruption transnationale. Cette dernière captive l’attention de la communauté internationale depuis la fin des années 90 et de nombreuses conventions internationales ou régionales ont été adoptées afin d’organiser un régime international de lutte contre la corruption. Deux instruments majeurs participent à ce processus : la Convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales (Convention anticorruption), adoptée en 1997 par l’Organisation de Coopération et de Développement Economique (OCDE), et la Convention des Nations Unies contre la corruption (Convention de Merida), adoptée en 2003.
Cette initiative multilatérale repose sur le consentement des Etats à se lier à ces instruments et la voie de l’harmonisation a été choisie pour limiter leur caractère contraignant et obtenir la plus grande adhésion possible. Les Etats parties doivent ainsi rapprocher leurs législations nationales autour de principes communs et unifiants, tout en gardant une marge d’appréciation qui leur permet d’adapter les conventions aux spécificités de leurs systèmes juridiques. Les conventions de lutte contre la corruption posent une obligation de résultat, ne sont ni auto-exécutoires (self-executing), ni d’effet direct et ne peuvent êtres directement appliquées par les juridictions nationales. Ces dernières jugent donc les affaires de corruption sur la base du droit du droit interne d’adaptation. Cependant, il arrive que le législateur introduise volontairement, ou par erreur, des incompatibilités et divergences par rapport aux exigences des conventions. L’interprétation conforme est alors essentielle puisqu’elle laisse au juge le choix d’opérer, ou non, une lecture du droit interne à la lumière des conventions, de leur faire produire des effets et de colmater les brèches laissées par l’harmonisation.
L’arrêt United States v. Esquenazi, rendu le 16 mai 2014 par la Cour d’appel des Etats-Unis pour le onzième circuit fédéral illustre parfaitement le fonctionnement du principe d’interprétation conforme. En effet, cet arrêt, très attendu par les juridictions américaines, a permis à la Cour d’appel de préciser le champ d’application du Foreign Corrupt Practices Act de 1977 (FCPA) grâce à la Convention anticorruption. L’affaire concernait deux dirigeants d’une société américaine condamnés pour versement de pots-de-vin à une compagnie de télécommunications haïtienne longtemps contrôlée à divers degrés par le gouvernement. Contestant la qualification d’organe gouvernemental (governement instrumentality) attribuée à la compagnie pour justifier l’application du FCPA, les deux dirigeants ont fait appel. En effet, alors que la Convention vise clairement les entreprises publiques (article 1.4 (a)), entreprises sur lesquelles un gouvernement exerce une influence dominante (commentaires 14 et 15 de la Convention), le FCPA n’intégrait pas cette notion. En l’absence de dispositions précises dans le droit interne d’adaptation, les appelants avançaient l’obligation pour la Cour d’appel d’effectuer une lecture restreinte de la notion, limitée aux fonctions gouvernementales traditionnelles (core governmental functions).
Se posait alors un problème de taille pour la Cour, car opérer une lecture restreinte l’aurait conduite à constater un conflit entre le FCPA et la Convention anticorruption, et à conclure à une violation par les Etats-Unis de leurs obligations internationales. De plus, la Cour n’aurait eu d’autre choix que d’appliquer le FCPA malgré son inconventionnalité. A l’inverse, elle ne pouvait légitimement justifier une incrimination en important des termes qui ne figurent pas dans le FCPA. Pour se sortir de cette impasse et corriger « l’oubli » du législateur, la Cour d’appel invoque le mécanisme de l’interprétation conforme et interprète le FCPA à l’aune de la Convention anticorruption.
Il apparaît dès lors que les bienfaits de l’interprétation conforme sont multiples. En plus de permettre aux conventions de produire leurs effets et d’obtenir l’harmonisation recherchée, il renforce la primauté du droit international en évitant aux cours d’appliquer une norme interne inconventionnelle. Ainsi, ce principe qui transcende les systèmes juridiques et la dichotomie entre monisme et dualisme, accentue l’unité du régime international de lutte contre la corruption. Cependant, son application est restreinte, car laissée à la discrétion du juge qui, même lorsqu’il en fait usage, semble limité par la volonté du législateur.
Un principe aux justifications politiques, applicable aux conventions de lutte contre la corruption
Le principe d’interprétation conforme fut très tôt utilisé par le juge dans l’application de traités internationaux. Alors qu’il a été rappelé en 1931 à l’occasion de l’arrêt Sanchez c. Gozland (Civ. 22 déc. 1931), la Cour Suprême des Etats-Unis l’a mis en évidence dès 1804 dans l’arrêt Murray v. Schooner Charming Betsy, duquel il tire le nom de « doctrine Charming Betsy ». Ce principe transcendant a ainsi été utilisé dans deux décisions américaines portant sur l’application du FCPA à des organes gouvernementaux (United States v. Aguilar (2011) et Esquenazi), et à deux reprises par la Chambre criminelle de la Cour de cassation (Crim. 11 juin 2008 et Crim. 4 avril 2012) qui a interprété le droit français à la lumière de la Convention anticorruption et la Convention de Merida.
Cependant, la justification de son application diffère entre les cours américaines et françaises. Alors que la Chambre criminelle, dans l’arrêt du 11 juin 2008, interprète le Code de procédure pénale au regard de la Convention de Merida dans un but « d’intérêt général résidant dans l’exécution par l’Etat français de ses obligations », la Cour d’appel dans Esquenazi adopte une position beaucoup plus égocentrique. En effet, reprenant les termes de la Cour Suprême dans Vimar Seguros v. Reaseguros (1995), la Cour d’appel évoque une appréhension politique : la sauvegarde du rôle des Etats-Unis en tant que partenaire de confiance dans les négociations multilatérales, et les bénéfices qu’ils tirent des accords internationaux.
Malgré ces divergences, la justification de l’utilisation du principe d’interprétation conforme est avant tout politique, car la lutte contre la corruption transnationale repose sur la coopération entre les Etats. Ces derniers veulent en effet faire bonne figure et s’inciter à respecter les conventions. Le juge adopte donc un rôle politique et va au-delà la simple application et interprétation du droit en donnant effet à la volonté de l’exécutif et en lui faisant tenir sa parole sur la scène internationale, que ce soit au nom de l’intérêt général pour la Cour de cassation ou de l’intérêt de l’Etat pour les cours américaines. De plus, il contribue implicitement au renforcement de l’harmonisation des régimes de lutte contre la corruption face à une adaptation insuffisante du législateur. Malgré cela, le juge n’est en aucun cas obligé d’utiliser ce pouvoir et pourrait se limiter à appliquer le droit interne, en reléguant au législateur le souci d’apporter une solution compatible avec les dispositions des conventions. Mais il a tout intérêt à faire usage de son pouvoir afin de favoriser la coopération entre les juridictions, éviter les conflits de normes et, indirectement, renforcer la primauté du droit international et la hiérarchie des normes.
La garantie par le juge de la primauté des conventions de lutte contre la corruption
Qu’il s’agisse d’un système juridique moniste ou dualiste, l’interprétation conforme joue un rôle vital pour le respect de la primauté du droit international. En effet tant les juridictions françaises qu’américaines en font usage alors que leurs constitutions monistes sont favorables à la primauté du droit international. En France, il résulte d’une lecture combinée de l’article 55 de la Constitution de 1958 et de l’arrêt Nicolo (1989) du Conseil d’Etat, que les traités régulièrement ratifiés priment sur la loi peu importe l’antériorité de l’un ou de l’autre (sans oublier la condition de réciprocité d’application du traité). Cette solution diffère cependant de la primauté prévue par la Supremacy Clause de l’article VI de la Constitution des Etats-Unis et la jurisprudence Marbury v. Madison (1803) de la Cour Suprême. En effet les traités priment sur le droit des Etats et ont un statut égal aux lois fédérales sauf lorsque celles-ci leurs sont postérieures (Breard v. Greene (1998)). Il apparaît dès lors, qu’hormis les cas où une loi postérieure serait contraire aux conventions de lutte contre la corruption, la question de l’interprétation conforme ne devrait pas se poser, tout particulièrement en France où le traité primerait automatiquement sur la loi. Malheureusement, l’absence de caractère exécutoire des conventions de lutte contre la corruption et le basculement des Etats-Unis vers un régime emprunt de dualisme ont décuplé l’importance du principe.
La Cour Suprême a en effet atténué la théorie américaine de primauté du droit international. Dans un premier temps, l’arrêt Foster v. Neilson (1829) a effectué une distinction entre les traités auto-exécutoires (self-executing), immédiatement applicables au même titre que les lois fédérales, et les traités qui nécessitent des mesures internes d’adaptation. Dans un second temps, la présomption d’auto-exécution des traités a été renversée par l’arrêt Medellin v. Texas (2008), reléguant les traités auto-exécutoires au statut d’exception. Lorsque le traité n’est pas auto-exécutoire, seules les lois d’adaptation américaines pourront être invoquées devant les juridictions internes. De même, en France, un traité non auto-exécutoire ne peut être mis en œuvre qu’à travers ses lois d’adaptation (lois du 30 juin 2000 pour la Convention anticorruption et du 13 novembre 2007 pour la Convention de Merida). Ceci explique notamment la création, par les conventions, de mécanismes de suivi pour surveiller leur mise en œuvre par les Etats.
Cependant, l’interprétation conforme palie le dualisme et l’absence de caractère auto-exécutoire en permettant au juge d’appliquer indirectement les conventions. L’utilisation de la doctrine Charming Betsy dans Esquenazi épargne ainsi à la Cour d’appel de faire prévaloir le FCPA, loi interne d’adaptation, malgré son inconventionnalité et de constater la violation d’un engagement international par les Etats-Unis. Parallèlement, l’interprétation conforme a été utilisée de manière très audacieuse par la Chambre criminelle dans l’arrêt du 4 avril 2012 (affaire Karachi) pour garantir la primauté de la Convention de Merida. A cette occasion, la Cour a écarté l’article 435-6 du Code pénal, qui prévoyait le monopole du ministère public pour la poursuite du trafic d’influence passif et restreignait le droit des victimes d’obtenir réparation de leur préjudice, situation non envisagée par l’article 35 de la Convention de Merida et dénoncée par le premier moyen du pourvoi. Bien que la Cour justifie sa décision sur la base du Code pénal et non de la Convention, le résultat est le même : elle a écarté une disposition inconventionnelle. Selon le Professeur Evelyne Lagrange, la Cour se permet donc d’effectuer un contrôle de conventionnalité indirect, en interprétant le droit interne à l’aune de la Convention, et évite de dénoncer le conflit de normes (E. Lagrange, L'efficacité des normes internationales concernant la situation des personnes privées dans les ordres juridiques internes, RCADI, vol. 356, 2012, p. 436.). Ainsi, le juge, en se servant de l’interprétation conforme dans Esquenazi et dans l’affaire Karachi, fait primer le droit international en permettant une application indirecte des conventions et assure l’unité et l’efficacité du régime international de lutte contre la corruption.
Des conventions indirectement appliquées et une harmonisation assurée grâce à l’interprétation conforme
En France comme aux Etats-Unis, un traité sera auto-exécutoire s’il est suffisamment complet et précis pour être directement appliqué par les juridictions nationales. Or la Convention anticorruption et la Convention de Merida buttent sur ce critère car l’objectif d’harmonisation donne au législateur la responsabilité d’adopter les mesures nécessaires pour ériger la corruption d’agents publics étrangers en infraction pénale. Cependant, les législateurs français et américain ont révélé leur maladresse lors de la création d’un droit interne d’adaptation comme le montrent les arrêts Aguilar et Esquenazi avec le FCPA, et les arrêts de la Chambre criminelle.
Ainsi les Etats ne sont jamais à l’abri d’une incompatibilité ou insuffisance du droit interne au regard des conventions de lutte contre la corruption. Le pouvoir d’interprétation conforme du juge est alors un outil puissant qui assure l’unité et la cohérence du régime international de lutte contre la corruption. En effet, il permet au juge de combler les lacunes du législateur, voire même de les corriger, et ce faisant, d’agir comme un législateur, en modifiant la portée du droit interne d’adaptation (bien que la possibilité d’une divergence d’interprétation subsiste entre les différents juges ou circuits fédéraux). La Chambre criminelle dans l’affaire Karachi a procédé de la sorte en écartant l’article 435-6 du Code pénal, disposition restreignant la Convention de Merida, et le législateur est allé jusqu’à consacrer cette solution par une loi du 6 décembre 2013 abrogeant l’article. Dans cette affaire le juge a donc endossé le rôle du législateur, assurant l’application indirecte de la Convention de Merida, et a complété le travail d’harmonisation. Quant à Esquenazi, il s’agissait pour la Cour de préciser le travail inachevé du Congrès américain qui n’avait pas repris dans le FCPA la notion « d’entreprises sur lesquelles le gouvernement exerce une influence dominante ». Cette situation aurait pu faire échec à l’inculpation des deux dirigeants concernés et est d’autant plus embarrassante que le FCPA, adopté en 1977, a inspiré la Convention anticorruption et avait été mis en conformité avec celle-ci en 1998. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la Cour dans Esquenazi et dans Aguilar a facilement exercé son pouvoir d’interprétation conforme. En effet, ces décisions pouvaient également être justifiées par la volonté du Congrès américain d’englober dans le FCPA toutes les situations prévues par la Convention anticorruption, d’autant plus que les Etats-Unis ont longtemps œuvré au sein de l’OCDE pour l’adoption d’un tel instrument. Ainsi, bien que la doctrine Charming Betsy fasse produire des effets indirects à la Convention, les juridictions américaines paraissent plus timorées et respectueuses du législateur que la Chambre criminelle.
La volonté du législateur, obstacle à la faculté d’interprétation conforme du juge
L’interprétation conforme n’est pas la solution miracle aux conflits entre normes internes et internationales. En droit de l’Union européenne, les arrêts Pfeiffer et Maria Pupino montrent en effet que le juge ne peut jamais procéder à une interprétation contra legem, c’est à dire une lecture artificielle de la loi, clairement incompatible avec le droit interne. Alors qu’elle avait sans doute la possibilité de relever une interprétation contra legem, la Chambre criminelle contourne cette difficulté. Dans l’arrêt du 11 juin 2008, elle interprète le droit interne sous les hospices de l’intérêt général pour justifier la violation du droit de propriété et dans l’affaire Karachi, elle fait tout simplement fi de l’article 435-6 du Code pénal. Ce faisant, elle ignore complètement le travail du législateur, comportement à la fois condamnable et louable dans la mesure où celui-ci ne joue pas le jeu de l’harmonisation.
L’interprétation contra legem est décelable dans la doctrine Charming Betsy. En effet, la Cour ne donnera à la loi une interprétation conforme aux conventions de lutte contre la corruption que lorsque celle-ci est possible. Les juridictions fédérales se livrent traditionnellement à une interprétation de l’intention du législateur pour légitimer leur interprétation flexible du FCPA, à laquelle s’opposeraient les partisans d’une interprétation littérale. Ainsi, dans Esquenazi la Cour déduit, en analysant l’historique du FCPA, que le législateur considérait que le terme « instrumentality » englobait naturellement les situations prévues par la Convention anticorruption. Néanmoins, de nombreux arrêts traitant de l’interprétation du FCPA ne font mention ni de la Convention anticorruption, ni de la doctrine Charming Betsy, et se focalisent seulement sur la volonté du Congrès. Ceci révèle le rôle plus que subsidiaire de l’interprétation conforme, qui n’est qu’une considération parmi d’autres venant renforcer l’analyse de l’intention du législateur par les Cours fédérales américaines. Si l’intention du Congrès s’opposait strictement à leur interprétation, elles ne pourraient pas donner effet aux conventions, devraient constater l’inconventionnalité du droit interne et attendre que le législateur rectifie la situation. Par conséquent, bien que le juge n’ait qu’une faculté d’interprétation conforme, l’approche française, qui fait pression sur le législateur, serait la seule capable d’assurer une harmonisation effective face aux réticences de celui-ci et témoigne du rôle déterminant du juge dans l’application des conventions de lutte contre la corruption.
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Jurisprudence
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Cass., Civ., 22 décembre 1931, Sanchez c. Gozland.
- Jurisprudence américaine
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Marbury v. Madison, 5 U.S. 137 (1803).
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