L’application par l’Allemagne et le Royaume-Uni du Protocole Interprétatif de l’Article 69 de la Convention sur le Brevet Européen, par Elodie Basalo

Résumé : Au Royaume-Uni, la protection conférée par un brevet se limite traditionnellement aux termes des revendications développées dans la demande de brevet, alors qu’en Allemagne les Cours s’emploient à rechercher le concept inventif à la base du brevet pour en protéger également les variantes. A la suite de l’adoption du Protocole Interprétatif de l’Article 69 de la Convention sur le Brevet Européen qui tente d’harmoniser l’étendue de la protection conférée par le brevet européen, la situation a-t-elle évolué ?

Bien que les brevets européens soient délivrés par l’Office Européen des Brevets, leur interprétation et leur application sont laissées à l’appréciation des juridictions nationales. Néanmoins, selon l’Article 69 de la Convention sur le Brevet Européen du 5 octobre 1973, c’est la teneur des revendications développées dans la demande de brevet (interprétées à la lumière de la description et des dessins) qui doit déterminer l’étendue de la protection conférée par le brevet européen une fois qu’il a été délivré. Les Etats contractants craignant des divergences d’interprétation à propos de cet article, ils ont adopté un Protocole Interprétatif visant à résoudre le problème. Ce protocole tente de trouver un compromis entre les deux positions extrêmes qu’il est possible d’envisager, à savoir les positions allemande et anglaise, afin d’assurer à la fois une protection équitable au titulaire du brevet et un degré raisonnable de sécurité juridique aux tiers. Il énonce que l’étendue de la protection ne doit pas être limitée, comme au Royaume-Uni, au sens étroit et littéral du texte des revendications développées dans la demande de brevet, de telle sorte que la description et les dessins serviraient uniquement à dissiper les ambiguïtés que pourraient recéler les revendications ; mais que les revendications ne doivent pas non plus servir uniquement de ligne directrice, de telle sorte que la protection s’étendrait également, comme en Allemagne, à ce que, de l’avis d’un homme du métier ayant examiné la description et les dessins, le titulaire du brevet a entendu protéger. Ce protocole paraissait être le meilleur moyen de remédier aux difficultés d’assurer une interprétation et une application uniforme d’une règle de droit international, en l’absence d’une juridiction supérieure en mesure d’imposer à tous les Etats son interprétation. Mais cette solution s’est révélée imparfaite dans la mesure où il s’agit d’une pétition de principe, résultat d’un compromis politique, qui ne fournit pas en pratique une aide réelle aux cours nationales pour interpréter l’Article 69 de la Convention sur le Brevet Européen puisqu’elle se contente d’une formulation très vague, qui présente l’interprétation d’une manière simpliste et irréaliste, et qui ne fait que soulever la problématique qui sous-tend le droit des brevets tout entier. C’est pourquoi, dans le but de clarifier l’étendue de la protection conférée par l’Article 69 de la Convention sur le Brevet Européen, son Protocole Interprétatif a été modifié le 29 novembre 2001 par l’ajout d’un nouvel Article 2 qui stipule que pour déterminer l’étendue de la protection conférée par le brevet européen, il faut tenir compte de tout élément équivalent à un élément indiqué dans les revendications. En effet, un brevet n’aurait pas beaucoup de valeur si son titulaire était uniquement protégé dans le cas d’une copie exacte de son invention et qu’il suffisait d’y apporter un simple changement mineur pour éviter d’être accusé de contrefaçon de son brevet. Ces évolutions ont-elles permis aux juridictions allemande et anglaise d’apporter des modifications suffisantes à leurs jurisprudences, qui étaient au départ totalement opposées, pour aboutir à leur harmonisation ? Nous allons voir que tel n’est pas le cas, comme le prouve l’affaire Improver c. Remington dans laquelle l’interprétation du même brevet selon le même protocole par les cours anglaise et allemande a donné lieu à des conclusions différentes.

L’inefficacité du Protocole à harmoniser les jurisprudences allemande et anglaise

Des traditions opposées

Au Royaume-Uni, les documents juridiques sont traditionnellement interprétés selon leur sens naturel et ordinaire, car l’accent est mis sur la sécurité juridique des tiers. Par conséquent, un titulaire de brevet a la possibilité de rédiger sa revendication en des termes très généraux, mais elle sera ensuite considérée par les juges comme une définition exhaustive de son invention, qui ne pourra pas être étendue au-delà de son sens littéral ou primaire. Dès l’origine, ce principe a été légèrement assoupli par la doctrine de l’essence et de la substance, selon laquelle lorsque tous les éléments essentiels des revendications ont été copiés, il y a contrefaçon même si certains éléments non essentiels ont été omis ou remplacés par des équivalents. Cependant, la majorité des éléments décrits dans les revendications étaient considérés comme essentiels, donc seules les plus infimes modifications permettaient au titulaire du brevet de voir son action en contrefaçon aboutir. En Allemagne au contraire, seules les revendications précisément rédigées sont autorisées. C’est pourquoi les juges, afin d’assurer une protection équitable des titulaires de brevets, ne les considèrent que comme un point de départ et s’emploient à rechercher, au-delà de leur formulation, le concept inventif à la base du brevet. Ainsi, s’appuyant sur la doctrine des équivalents, ils peuvent en protéger les équivalents non évidents dans le but de récompenser les inventeurs proportionnellement à leur apport à l’état de la technique. Ceci reflète le rôle traditionnel du juge allemand, qui n’est pas d’interpréter les textes littéralement, mais plutôt téléologiquement, c’est-à-dire en fonction de leur but et avec les intérêts respectifs des parties à l’esprit, ce qui peut le conduire à écarter des dispositions injustes ou ambiguës. On peut noter qu’en France, la situation est la même qu’en Allemagne : la protection ne se limite pas aux copies identiques des inventions, mais elle inclut les améliorations et les modifications évidentes pour l’homme du métier.

L’insuffisance des modifications apportées suite au Protocole

A la suite de l’adoption du Protocole Interprétatif de l’Article 69 de la Convention sur le Brevet Européen le 5 octobre 1973, aussi bien l’Allemagne que le Royaume-Uni ont introduit un article dans leur loi sur les brevets (article 125 de la loi anglaise de 1977 et article 14 de la loi allemande de 1980) puis fait évoluer leur jurisprudence pour tenter de s’y conformer. Ils se sont alors mis d’accord sur le principe selon lequel les revendications développées dans les demandes de brevets devaient être interprétées en fonction de leur objectif, mais ils en ont chacun déduit qu’il fallait appliquer un test différent. Au Royaume-Uni, l’arrêt Catnic Components Ltd v Hill & Smith Ltd (1982 R.P.C. 183 (HL, 27 novembre 1980)) a établit le test suivant : une variante ne contrefait pas un brevet à moins qu’il ne soit démontré qu’elle n’ait aucun effet matériel sur la manière dont l’invention fonctionne, que cette absence d’effet matériel aurait été évidente pour un homme du métier à la date de publication du brevet, et qu’un homme du métier aurait déduit de la formulation des revendications que le titulaire du brevet ne pouvait pas avoir eu l’intention d’exclure une telle variante connue, mineure et n’ayant aucun effet matériel. En Allemagne, c’est l’arrêt Moulded Curbstone (Formstein) (1987 I.I.C. 795 (BGH)) qui a déterminé le test à appliquer. Pour qu’il y ait contrefaçon, il faut que la variante ait le même effet technique que l’invention, qu’elle puisse être déduite des revendications par un homme du métier, et qu’elle n’ait pas déjà été dans l’état de la technique ou brevetable avant l’invention. On voit donc bien que chacun des deux pays tente de s’adapter au Protocole, le Royaume-Uni en considérant un plus grand nombre d’équivalents comme des variantes, et l’Allemagne en recentrant son analyse sur les revendications elles-mêmes, ce qui se traduit par deux premières conditions presque identiques. Mais chacun reste finalement sur sa position car dans les deux cas une troisième condition révèle la jurisprudence traditionnelle du pays. En Allemagne, la troisième condition permet à nouveau d’élargir le texte des revendications à de très nombreux équivalents de l’invention ; alors qu’au Royaume-Uni, la troisième condition permet de revenir à l’analyse du sens purement littéral du texte des revendications, pour déterminer comment il serait compris par un homme de métier. Ayant modifié leur loi et leur jurisprudence, les deux pays prétendent chacun être en conformité avec le Protocole. Mais manifestement, leurs jurisprudences ne sont pas en conformité l’une avec l’autre, comme le prouve l’affaire Improver c. Remington.

La persistance d’interprétations divergentes : l’affaire Improver c. Remington

Deux décisions contradictoires

Les deux pays ont chacun rendu une décision concernant la prétendue contrefaçon par la société Remington du brevet détenu par Improver Corporation pour le produit « Epilady ». Le Royaume-Uni s’est prononcé en faveur du défendeur (Improver Corporation v Remington Products, 1990 F.S.R. 181, Hoffmann J., Patents Court), alors que l’Allemagne a rendu une décision favorable au demandeur (Improver Corporation v Remington Products, Landgericht of Dusseldorf, Regional Court, 30 décembre 1988). Ces décisions contradictoires s’expliquent par le fait que les revendications développées dans la demande de brevet ont été interprétées différemment par les cours anglaise et allemande. En effet, si l’on interprétait les revendications selon leur sens littéral strict, il était clair qu’il n’y avait pas de contrefaçon puisque la société Remington avait apporté une légère modification au produit « Epilady ». En revanche, si l’on considérait que la variante développée par la société Remington était équivalente à l’invention d’Improver Corporation, on pouvait en déduire que son brevet avait été contrefait. Ce sont les deux raisonnements qui ont été suivis. En Allemagne, il a été considéré que, du point de vue d’un homme du métier, le concept inventif à la base du brevet détenu par Improver Corporation avait été utilisé par la société Remington pour créer une variante équivalente à ce qui avait été strictement revendiqué. Donc le brevet avait été contrefait. Mais au Royaume-Uni, il a été décidé que, s’il était évident pour un homme de métier lisant les revendications au jour de leur publication que la modification n’affectait pas la manière dont l’invention fonctionnait, il en conclurait néanmoins que le titulaire du brevet avait l’intention de restreindre son monopole aux utilisations de l’invention sans la modification. D’où l’absence de contrefaçon. En conséquence de cette divergence d’interprétation, un brevet délivré dans les mêmes termes par l’Office Européen des Brevets pourra en pratique conférer une protection d’une étendue complètement différente dans ces deux Etats. En effet, une revendication formulée en vue d’une interprétation relativement stricte au Royaume-Uni devra inclure les variantes de l’invention, sans quoi elles ne seront pas protégées, donc elle paraîtra rédigée trop largement en Allemagne. Au contraire, une revendication plus restreinte, acceptable pour l’Allemagne, ne fournira pas une protection équitable au Royaume-Uni. Cet échec peut s’expliquer par le fait qu’en plaçant les approches anglaise et allemande en opposition binaire, le Protocole n’a fait que souligner la dichotomie entre la protection du titulaire du brevet et la sécurité juridique des tiers qui domine tout le droit des brevets, sans réellement apporter d’aide aux juridictions nationales sur la manière dont trouver une voie médiane pour interpréter les demandes de brevets.

Les évolutions possibles de la situation

Tout d’abord, on peut envisager le fait que la situation se résolve d’elle-même car les jurisprudences allemande et anglaise parviendraient enfin à s’accorder. En effet, lorsque la modification du Protocole intervenue le 29 novembre 2001 entrera en vigueur (à savoir 2 ans après que 15 Etats contractants l’aient ratifiée, ou 3 mois après que tous les Etats contractants l’aient ratifiée), elle donnera raison à l’approche allemande en faisant clairement prévaloir la doctrine des équivalents sur l’interprétation littérale des revendications. De plus, le Royaume-Uni semble prêt à faire évoluer sa jurisprudence en ce sens puisque dans un arrêt Kirin-Amgen v Transkaryotic Therapies (2004 UKLH 46 ; 2005 1 All E.R. 667 (HL)), il a été déclaré que les conditions établies par la jurisprudence Catnic, même si elles étaient parfaitement conformes au Protocole, n’étaient que des lignes directrices optionnelles, qui sont plus utiles dans certains cas que dans d’autres car elles peuvent ne pas être appropriées pour certains faits ou certaines technologies, et qu’en l’espèce elles avaient été appliquées inutilement. Ainsi, sans remettre en cause sa jurisprudence, la Chambre des Lords laisse la possibilité de l’écarter dans certains cas. Donc si ces cas venaient à se généraliser, le Royaume-Uni pourrait être amené à adopter progressivement l’approche allemande, sauf peut-être pour certaines exceptions, que l’Allemagne à son tour pourrait faire siennes. Et de la sorte, on aboutirait à une seule et même interprétation du protocole définissant l’étendue de la protection conférée par le brevet européen. Mais pour cela, il faudrait accroître la communication entre les cours nationales, qui existe déjà à travers les colloques des juges européens des brevets organisés périodiquement. Ensuite, il est possible qu’une cour commune aux Etats européens voie enfin le jour, soit dans le cadre de la Convention sur le Brevet Communautaire, soit dans le cadre de l’Accord concernant les Litiges sur les Brevets Européens. Enfin, une harmonisation pourrait provenir de la création de nouvelles règles de droit en la matière, soit à travers une directive adoptée par l’Union Européenne, soit à travers une règle interprétative adoptée par le Conseil d’Administration de l’Office Européen des Brevets. En toute hypothèse, même si le Protocole n’a pas réussi à harmoniser l’étendue de la protection conférée par le brevet européen dans les différents Etats, il aura été une première étape importante en reflétant un accord politique pour trouver un compromis et en permettant aux juges nationaux de commencer à faire converger leurs styles d’interprétation.

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