La protection de la vie privée nécessite-t-elle la création d’un moyen d’action spécifique en droit ? par Zeini Satar
Résumé :
Protéger la vie privée est une question qui nous incite à nous demander si elle mérite réellement une action distincte contre les atteintes à son encontre ou si elle peut être protégée par le biais d’autres mécanismes juridiques. Certains droits la consacre alors que d’autres ont préféré recourir à des alternatives. Les revendications constantes visant à protéger la vie privée obligent à analyser les raisons pour lesquelles un droit accepterait ou non une telle action et à considérer les éventuelles conséquences que cela pourrait engendrer au sein d’un ordre juridique.
La notion de vie privée nous est familière et ne cesse de prendre de l’ampleur dans notre quotidien. S’est construit autour de cette expression un débat controversé et délicat lié à la définition que l’on souhaite lui attribuer. Chacun de nous pense savoir ce que recouvre cette notion, or elle reste subjective et varie en fonction des individus. Avec l’évolution de la technologie et une grande accessibilité à celle-ci, les dangers liés à leur utilisation se sont également multipliés. Ainsi sommes nous davantage confrontés aujourd’hui à des intrusions dans nos vies privées que nous en soyons conscients ou non. Que ce soient par le biais de caméras de surveillance, par notre volonté d’entrer dans la vague des réseaux sociaux ou encore par notre ignorance des moyens de traitement de nos données personnelles sur internet, nous sommes quotidiennement enclin à dévoiler une part de nos vies privées au public souvent en contrepartie de l’utilisation d’un service. Ces problèmes inédits soulèvent ainsi des questions concernant l’efficacité des mécanismes actuellement en place pour protéger la vie privée que ce soit en common law ou en droit civil. Du fait des particularités propres à chaque cas d’espèce et de la complexité à cerner la notion de vie privée, il semble que celle-ci nécessite une protection à plusieurs facettes. La protection idéale serait donc celle qui couvrirait la plupart des intrusions dans la vie privée. C’est sans doute dans cette difficulté à définir la notion de vie privée que réside la complexité de trouver en droit une solution adéquate à sa protection. Cependant cette notion n’est pas récente et son importance ne soulève plus aucun doute. Nombreux sont les textes internationaux ayant mis au rang de droit fondamental celui du respect de la vie privée. La déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 en est un exemple d’une importance symbolique. Récemment c’est la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme de 1950 qui a permis une reconnaissance plus poussée de la protection de la vie privée en son article 8. Ce texte ayant une valeur contraignante sur les Etats membres du Conseil de l’Europe, permet aux citoyens de revendiquer la non application de celle-ci devant la cour européenne des droits de l’Homme. La vie privée, droit consacré par ce texte, se doit d’être effectivement protégée au risque pour l’Etat de se faire sanctionner juridiquement. Ce droit a cependant la même valeur que les autres droits présents dans la convention, et bénéficie seulement du rang de droit qualifié, pouvant donc connaître des exceptions en cas de conflits avec d’autres droits également protégés. Bien que différents textes introduisent l’idée d’une éventuelle action protégeant la vie privée, il revient à chaque Etat d’établir ou non dans leur droit une telle protection, que cela soit par la mise en place d’une véritable action pour toute atteinte à la vie privée ou par des mécanismes permettant d’y répondre. Se pose ainsi la question de savoir si prévoir une réelle action pour protéger la vie privée est nécessaire et possible en droit. Certains Etats ont érigé une véritable action propre à la protection de la vie privée, d’autres systèmes n’en ont pas vu l’utilité. Ainsi, pourquoi cette notion est-elle autant controversée ? Dans le cadre de notre étude, nous analyserons les cas de la France et du Royaume-Uni, représentant le droit civil et la common law, deux grands systèmes de droit. Ceux-ci ont choisi de protéger la vie privée de manière différente en donnant une importance plus ou moins grande à celle-ci. Ainsi examinerons-nous en quoi la notion de vie privée même peut être un obstacle à sa protection en droit. Enfin nous nous intéresserons à l’efficacité d’une réelle incrimination pour atteinte à la vie privée en droit.
La notion de vie privée, un obstacle à sa protection
Une des raisons majeures de la création ou non d’une action spécifique pour la vie privée réside dans la volonté de définir cette notion. Ce débat se retrouve en droit français et en droit anglais qui tout deux ont une perspective différente sur la question.
Le droit français et le droit anglais ont en commun le fait qu’ils évoquent de manière minimaliste le contenu de la vie privée dans les textes normatifs. En effet, en droit français, c’est à l’article 9 du code civil que figure le droit au respect de la vie privée. Mis à part énoncer que « chacun a droit au respect de sa vie privée », le législateur français n’a pas détaillé les caractéristiques de celle-ci et ce qu’elle recouvre. Est donc revenu au juge français la tâche de considérer ce qui entrerait dans le cadre de la vie privée au fil des litiges, permettant ainsi un suivi au plus près de l’évolution de la notion de vie privée. Le juge considère par exemple que la vie sentimentale et sexuelle (Cass Civ 1ère 6 Octobre 1988), le domicile, les correspondances mais aussi l’image (le droit de contrôler la diffusion de son image qui tend désormais à se détacher du droit à la vie privée) font partie de la vie privée. De la sorte, la notion de vie privée prend « vie » au fur et à mesure que les juges considèrent que tel ou tel litige constitue une intrusion devant être sanctionnée.
Le droit anglais, par le passage du Human Rights Act de 1998 transposant en droit anglais la Convention européenne des droits de l’Homme reprend au mot près cette dernière en posant à l’article 8 le droit à la vie privée et familiale. Cet acte se contente seulement de reprendre les droits de la convention mais ne crée en aucun cas des protections à part entière pour chacun des droits. Nous aurions pu espérer que soit élaboré par la suite des textes mettant en œuvre la reconnaissance de la vie privée comme droit fondamental or rien de la sorte n’a été fait en droit anglais. La doctrine exprime sans cesse la réticence des juges à créer un tel droit. Ainsi plusieurs auteurs se sont penchés sur la question de définir la vie privée. Raymond Wacks dans Law, Morality and the Private Domain fait état du débat en doctrine concernant la notion de vie privée en expliquant que certains auteurs voient la vie privée comme étant une notion trop vaste pour pouvoir être juridiquement maniable et donner naissance à une protection légale. Ne pas pouvoir définir la notion semble être une entrave à sa protection en common law. Dans Privacy, Intimacy and Isolation, Julie C. Inness consacre tout un chapitre à étudier de quoi est faite la vie privée en déterminant trois principales composantes : le contrôle des informations nous concernant, l’accès des autres à nous et à ce qui nous concerne et les décisions personnelles et intimes concernant nos vies. Ce qui se dégage de cette analyse, mais aussi des nombreuses autres de la doctrine cherchant à cerner le sens de la vie privée, est une confusion encore plus grande en ce que tous semblent vouloir définir la vie privée mais n’éclaircissent pas pour autant par ces définitions les contours qu’une action protégeant la vie privée devrait revêtir. Ainsi peut-on dire que vouloir définir la vie privée comme condition préalable de sa protection n’est qu’un obstacle de plus à sa création en droit anglais. Le système français, prévoyant une action sans pour autant donner les attributs de la vie privée pourrait ainsi, en théorie paraître plus efficace et mieux à même de protéger la vie privée, en lui faisant prendre les formes que la jurisprudence façonnent par des exemples pratiques. Comme le dit Roger Nerson, dans La protection de la vie privée en droit positif français, « le législateur ne peut pas prévoir toutes les applications pratiques d’un principe, et cette remarque vaut particulièrement pour un droit aux contours incertains », d’où l’intérêt du rôle joué par la jurisprudence dans sa protection.
Prouver l’efficacité d’un mécanisme de droit par la pratique ou la théorie reste donc une question débattue pouvant mettre un frein à la création d’actions visant à protéger une atteinte telle que celle ayant trait à la vie privée.
La question de la nécessité d’une action protégeant la vie privée en droit
Les exemples du droit français et du droit anglais concernant la protection de la vie privée nous mène à nous questionner sur la réelle nécessité de consacrer en droit une action propre à la vie privée. En effet, bien que le droit français ait décidé de créer une telle action, l’approche du droit anglais excluant celle-ci nous pousse à nous demander si la protection de la vie privée requiert vraiment une protection à part entière.
Le droit français a opté pour la création d’une action distincte pour protéger la vie privée, en donnant à toute atteinte la qualité de délit civil. L’article 9 du code civil prévoit les mesures pouvant être prises et introduit également une possibilité d’obtenir une décision en référé montrant ainsi l’importance accorder à l’atteinte à la vie privée qui nécessite que des mesures telles que le séquestre ou la saisie par exemple, soient prises rapidement pour mettre un frein à cette dernière. Le droit français mise donc sur une rapidité et une efficacité de l’action en prévoyant plusieurs types de mesures répondant aux besoins que soulève la réparation de l’atteinte à la vie privée. Le droit français ne s’est pas arrêté au délit civil, pour protéger la vie privée en ce qu’il a également prévu des actions sur le plan pénal, qui sont présentées aux articles 226-1 et suivants. Le législateur français a prévu pour certaines intrusions dans la vie privée des sanctions pénales allant d’amendes à des peines d’emprisonnement. Ce qui est visé notamment est l’obtention et la communication d’information concernant autrui sans son consentement. La protection mise en avant par le droit français, alliant le droit civil au droit pénal s’avère être adapté aux atteintes à la vie privée. En effet comme le dit François Cordier, la voie civile est fréquemment sollicitée du fait de « l’importance des dommages-intérêts alloués et la discrétion plus grande qui entoure les procès civils » confirmant ainsi l’efficacité de la protection.
Se pose en droit anglais la question de créer un « tort of privacy » qui serait une action civile protégeant les atteintes à la vie privée. Une telle action n’existant pas, plusieurs affaires soulevant l’intrusion dans la vie privée ont été largement discutées au sein de la sphère juridique. Cependant, l’état actuel du droit ne prévoit toujours pas d’action protégeant la vie privée. Le droit anglais n’a pas crée une telle action en ce que jusqu’ici les questions de la vie privée étaient et sont encore régies par d’autres actions civiles déjà existantes. La décision Kaye v Robertson de 1991 reprend les différentes actions permettant de protéger la vie privée, ainsi relève-t-on la diffamation (libel, slander), la calomnie (malicious falsehood), l’atteinte à l’intégrité physique (trespass to the person) et l’abus de confiance (breach of confidence) qui reste l’action la plus utilisée pour protéger la vie privée.
L’usage de ces différents mécanismes en droit anglais montre la réticence des juges et du législateur à créer une véritable action pour la vie privée car cette dernière reste plus ou moins protégée sans qu’une telle action ne soit crée. En effet, dans la décision Attorney General v Guardian Newspapers Ltd (No 2) le juge a déclaré que l’action pour abus de confiance permettait de protéger efficacement le droit à la vie privée. Dans Campbell v MGN, le juge décrit comment l’action pour abus de confiance a été adaptée de manière à permettre aux atteintes à la vie privée de trouver des solutions dont découle notamment le « tort of misuse of private information » l’utilisation abusive d’informations confidentielles explicitement attachée à la vie privée.
Le fait de pouvoir élargir les contours d’actions déjà existantes en droit anglais afin de protéger la vie privée n’est pas forcément la meilleure solution en ce que les droits ci-dessus ne sont pas adaptés et n’ont pas été initialement mis en place pour la protéger. Cela conduit à deux conséquences majeures. D’une part, les actions déjà existantes se voient dénaturées afin d’y inclure les revendications concernant la vie privée, tel que le fait remarquer Tanya Aplin dans son article « The future of breach of confidence and the protection of privacy ». D’autre part, les solutions apportées aux atteintes à la vie privée en passant par des actions périphériques telles que l’abus de confiance, peuvent ne pas être appropriées. Dans l’arrêt Mosley v Newsgroup Newspapers, Max Mosley s’était vu octroyé des dommages et intérêts conséquents après qu’aient été publiées des images et informations le concernant se livrant à des actes sadomasochistes qui avaient été reconnus par la suite comme relevant de sa vie privée et ne participant pas au débat public. Celui-ci avait de plus demandé des dommages et intérêts punitifs (une réparation plus morale que compensatrice) n’ayant pas été accordés en ce que la cour considérait qu’ils n’étaient pas nécessaires et seraient une entrave potentiellement dangereuse à la liberté d’expression reconnue à la presse. Les actions déjà existantes ne prévoyant pas de telles dommages et intérêts, ceux-ci ne pouvaient pas être reconnus pour le cas spécial d’atteinte à la vie privée. Ce que montrent ces divers exemples est qu’en l’absence d’une action propre à la vie privée en droit anglais, les risques que des compensations inappropriées soient accordées sont d’autant plus grands. Si la France a choisit de privilégier la protection de la personne, le droit anglais au contraire préfère protéger un juste équilibre entre les différents droits, tel que la liberté d’expression, la liberté de la presse ou la liberté d’être informé. L’effet dissuasif d’une action pénale comme en droit français ne se retrouve pas en droit anglais. Cependant ne pourrait-on pas dire que la nécessité d’adapter les actions déjà existantes en droit anglais pour y inclure les plaintes d’intrusion dans la vie privée exprimerait de manière implicite le besoin d’une telle action ? Quoiqu’il en soit, dans la décision Mosley v United Kingdom de la cour européenne des droits de l’Homme, la cour avait déclarée que l’inexistence d’une action destinée à protéger la vie privée n’était pas une violation de la convention car chaque Etat disposent d’une marge d’appréciation lui permettant de protéger les droits de la convention de la manière qu’il le souhaite pourvu que les droits soient pris en compte, ce qui est le cas pour la France et le Royaume Uni à l’heure qu’il est.
Conclusion :
Le droit à la vie privée est indéniablement reconnu à la fois en droit français et en droit anglais mais la place qui lui est accordée dans chacune de ces législations varie et peut avoir des conséquences importantes sur le droit protégé. Le choix du droit anglais de ne pas consacrer d’action propre à la vie privée ne remet pas en cause la protection en elle-même. La vie privée, étant tout de même protégée par le biais des mécanismes déjà existants en droit anglais ne nécessite pas forcément d’action distincte comme cherche à le montrer le législateur anglais. Une notion aussi aléatoire que la vie privée, recouvrant plusieurs aspects de la vie d’un individu, est difficile à protéger et à circonscrire en une seule action d’où notamment l’idée que la vie privée ne soit pas protégeable juridiquement. Le droit français, au contraire, a opté pour une action propre à la vie privée en prévoyant à la fois une action civile et une action pénale, dans le but de couvrir les différents types d’atteintes ayant pu être soulevés devant les tribunaux. Décider de définir les contours d’une action protégeant la vie privée afin de mieux calibrer les litiges pouvant être soulevés en son nom, ou laisser la jurisprudence peindre au fur et à mesure l’image de la vie privée, ne sont que deux moyens de cerner cette notion difficile et de la protéger au mieux dans l’intérêt de toutes les parties pouvant être affectées par une telle atteinte qu’elles en soient victimes ou non.
Bibliographie
Droit européen
· Convention européenne des droits de l’Homme 1950
· Mosley v United Kingdom [2011] ECHR 774
Droit français
· Code civil article 9
· Code pénal articles 226-1 et suivants
· Civile 1ère 6 Octobre 1998 Bull. civ. I, n°274
· Civile 3ème 25 Février 2004 Bull. civ.
· La protection de la vie privée en droit positif français, Roger Nerson, Revue internationale de droit comparé. Vol. 23 N°4. Octobre-décembre
· François Cordier, L’atteinte à l’intimité de la vie privée en droit pénal et les medias, Legicom 1999/4 (N° 20)
Droit anglais
· Law, Morality and the Private Domain, Raymond Wacks, Hong Kong University Press 2000
· Privacy, Intimacy and Isolation, Julie C. Inness, Oxford University Press 1996
· Attorney General v Guardian Newspapers Ltd (No 2) [1988] UKHL 6 (13 October 1988)
· Kaye v Robertson
· Mosley v Newsgroup Newspapers, [2008] EWHC 1777 (QB)
· The future of breach of confidence and the protection of privacy, Tanya Aplin, Oxford University Commonwealth Law Journal, 2007