La protection des droits fondamentaux selon la Loi Fondamentale allemande

 

Terminologie

 

            La première section de la Loi Fondamentale, ou Constitution, de la République fédérale allemande est dédiée aux « droits fondamentaux » (Grundrechte). Ces derniers y sont référencés sous la forme d'une liste de 19 articles. L'ensemble des droits fondamentaux consacrés par la Constitution ne saurait toutefois se résumer à cette liste. En effet, l'article 93 premier alinéa, quatrièmement, de la Loi Fondamentale (LF) répertoriant les domaines de compétence de la Cour constitutionnelle fédérale dispose que cette dernière rend des décisions dans le cadre des recours qui lui sont soumis, et dont l'objet est un droit fondamental énoncé dans les articles 1 à 19 LF, qui forment la première section de cette dernière, mais également dans les articles 20 alinéa 4, 33, 38 101, 103 et 104 LF. Ces articles garantissent notamment la protection du droit de résistance, l'égalité civique, le droit de vote, des droits processuels tels que le droit d'accès au juge, et l'interdiction de la torture. Ces droits fondamentaux ne figurant pas dans la première section de la Loi Fondamentale sont des « droits à valeur fondamentale » (« grundrechtsgleiche Rechte »), selon l'expression doctrinale consacrée.

            La Constitution allemande ne donnant aucune définition de la notion de droits fondamentaux qu'elle décline, c'est à la doctrine constitutionnaliste allemande que ce rôle a incombé. Les droits fondamentaux ont été définis de manière formelle et de manière matérielle. Selon une conception formelle, les droits fondamentaux sont les droits figurant dans Loi Fondamentale, à savoir au sens strict, les droits énoncés à la première section et au sens large, tous les droits référencés au premier alinéa de l'article 93 LF, quatrième point. Pris dans leur acception matérielle, les droits fondamentaux sont les droits élémentaires de l'individu ayant valeur constitutionnelle.

            La doctrine a également entrepris de classer les droits fondamentaux selon leurs destinataires ou encore selon leur fonction.

Elle a ainsi distingué les « droits de l'homme » (Menschenrechte) dont tous les individus, sans distinction de nationalité, peuvent se prévaloir et dont l'énoncé débute par la formule suivante  « Chaque homme... » ou « Chaque personne...», des « droits du citoyen » (Bürgerrechte) dont le bénéfice est réservé aux seules personnes de nationalité allemande, et qui sont formulés comme suit : « Chaque Allemand... ». Une interrogation persiste cependant quant à la catégorie de bénéficiaires à laquelle appartiennent les citoyens européens issus de pays autres que l'Allemagne. Une opinion doctrinale (Ehlers, JZ 1996, 776/781 ; Wernsmann, Jura 2000, 657) défend la position selon laquelle ces derniers pourraient se prévaloir des droits réservés aux citoyens allemands au nom du principe de non discrimination établi par l'article 18 alinéa premier du Traité sur le fonctionnement de l'Union Européenne. Une autre partie de la doctrine (Bauer/Kahl, JZ 1995, 1077/1085; H. Dreie, DR, Rn 116) est cependant d'avis que les citoyens européens non allemands, à l'instar des étrangers non communautaires, des clauses constitutionnelles générales, telles que le principe de liberté générale d'action de l'article 2 alinéa 1 LF, tout en leur garantissant un niveau de protection équivalent à celui dont les citoyens allemands bénéficient. Le résultat en termes de garantie des droits fondamentaux est donc identique, seul change le fondement juridique sur lequel cette garantie est fondée.

A partir de leur fonction comme critère de distinction, les droits fondamentaux peuvent être répartis en quatre groupes :

  1. les droits garantissant l'exercice d'une liberté (Freiheitsrechte), protégés par les articles 2, 4 à 6, 8 à 14 et 16 LF, les droits garantissant l'égalité (Glechheitsrechte),
  2. le principe d'égalité formulé de manière générale à l'article 3 alinéa 1 LF, et de manière plus spécifique aux articles 3 alinéas 2 et 3, 6 alinéas 1 et 5, 33 alinéas 1 et 3 et 38 alinéa 1 LF,
  3.   les droits procéduraux établissant un standard en matière juridictionnelle, figurant aux articles 101 (droit d'accès au juge), 103 (droit d'être entendu par une juridiction, standard en matière pénale) et 104 (interdiction de la torture),
  4.  les droits sociaux (Sozialrechte) qui sont une catégorie encore peu développée car n'y appartient formellement que le droit des mères à la protection et à l'assistance issu de l'article 6 alinéa 4 LF.

            La jurisprudence, quant à elle, fait référence à la notion de droits fondamentaux. Si les juges constitutionnels ne définissent pas de manière générale la notion de droits fondamentaux, ils ont été amenés à définir le contenu des droits individuels et le champ d'application des articles pertinents dans la protection des droit fondamentaux. Par ailleurs, ces derniers ont pu, à partir des dispositions constitutionnelles existantes, énoncer des droits qui ne figurent pas dans le texte de la Loi Fondamentale car non pertinents à l'époque de sa rédaction, mais qui le deviennent aujourd’hui. Les juges ont ainsi proclamé, dans un arrêt en date de 2010[1], le droit à un minimum vital sur le fondement de l'article 1 LF, qui assure la protection de la dignité de la personne humaine, mis en relation avec l'article 20 alinéa 1 LF qui dispose que la République fédérale d'Allemagne est un état social. Ce droit vient ainsi étoffer la maigre liste des droits sociaux garantis par la Constitution allemande. La Cour a d'ailleurs, à l'occasion de cet arrêt, employé une notion développée par la doctrine pour désigner les droits sociaux, à savoir la notion de « droit à une prestation » (Gewährleistungsrecht).

La Cour constitutionnelle allemande, en se fondant sur les articles 1 et 2 LF qui protègent respectivement la dignité de la personne humaine et la liberté d'action, avait très tôt, dès les années 1950, énoncé un droit général de la personnalité qu'elle n'a cessé de développer par la suite et qui vise notamment à protéger la sphère privée des individus. Elle a plus récemment affirmé l'existence d'un droit à la protection des données informatiques  ainsi que d'un droit à la libre détermination de la vie sexuelle[2].

 

 

Les mécanismes de protection juridictionnelle

 

           La Loi Fondamentale prévoit différents mécanismes permettant d'assurer une protection juridictionnelle des droits fondamentaux.

Le premier moyen de garantir de manière effective l'Etat de droit réside dans le contrôle de constitutionnalité qui peut s'opérer de manière abstraite ou concrète.

Le contrôle abstrait de constitutionnalité est au cœur de l'article 93 alinéa 1 numéro 2 LF. Aux termes des articles 76 à 79 de la loi constitutionnelle fédérale (LCF), une saisine de la Cour constitutionnelle peut être effectuée par le gouvernement fédéral, le gouvernement d'un Land ou encore un tiers des membres du Bundestag. L'objet de la saisine doit être une loi, fédérale ou loi d'un Land, en vigueur. Le contrôle de constitutionnalité ne peut donc jamais être effectué a priori. La saisine requiert toutefois, pour être recevable, l'absence d'affaire pendante dans le cadre de laquelle la loi litigieuse pourrait trouver à s'appliquer.

L'article 100 alinéa 1 LF institue le contrôle concret de constitutionnalité dont les conditions de recevabilité sont énumérées aux articles 80 à 82 LCF. Les juridictions du fond ayant à connaître d'un litige dont la résolution dépend du caractère constitutionnel d'une loi ayant vocation à s'appliquer sursoient à statuer et renvoient la question de la constitutionnalité de la loi à la Cour constitutionnelle. La saisine de la Cour ne peut résulter d'une demande des parties au litige formulée en ce sens. Seules les juridictions du fond disposent de la faculté de saisir la Cour. Ces dernières doivent alors démontrer que la décision qu'elles s'apprêtent à rendre dépend de la validité de la norme litigieuse (qui doit une loi fédérale ou d'un Land), ou que la non validité de la norme aura une influence sur leur décision.

       

          Les justiciables disposent, conformément à l'article 93 alinéa premier numéro 4a LF, d'un mécanisme de protection juridictionnelle de leurs droits subjectifs : le recours constitutionnel. Une des premières conditions nécessaire à l'introduction d'un tel recours est l'affirmation, par la personne qui l'introduit, d'avoir été directement lésée dans un de ses droits fondamentaux. D'une part, la notion de lésion directe a une signification importante : la Constitution allemande n'envisage pas la possibilité d'une actio popularis. La violation d'un droit fondamental par un organe étatique doit, d'autre part, sembler vraisemblable. Le recours doit donc être motivé et avoir pour objet un acte de la puissance publique (articles 90 à 95 LCF). Les actes de la puissance publique recouvrent à la fois la loi au sens formel du terme, mais également les actes administratifs ainsi que les décisions de justice. L'épuisement des voies de recours est en outre requis.

S'agissant du fond, le recours aboutira si l'atteinte au droit fondamental commise par l'Etat n'est pas justifiée, le manque de justification étant dans la majeure partie des cas équivalent à une atteinte méconnaissant le principe de proportionnalité.

Il s'agit là du mécanisme de protection le plus sollicité. Il représentait en effet 96% de l'ensemble des procédures introduites en 2009 devant la Cour constitutionnelle fédérale. Cela s'explique premièrement par le fait qu'il s'agisse de l'un des principaux mécanismes ouvrant une possibilité de saisine aux justiciables. D'autre part, l'objet du recours constitutionnel ne se limite pas à la simple loi formelle. La relative souplesse des conditions de recevabilité du recours constitutionnel témoigne de la volonté du pouvoir constituant de garantir une protection effective des droits fondamentaux des justiciables. Elle résulte d'une conception des droits fondamentaux comme étant un rempart offert aux individus contre l'Etat, un garde-fou contre les dérives totalitaires et explique, de fait, le nombre élevé des recours constitutionnels. Chose surprenante, le nombre important de recours ne se traduit pas par de longs délais de traitement des affaires : entre 2003 et 2012, pour 67% des recours introduits devant la Cour, la durée de la procédure était inférieure ou égale à un an et pour 20,8% des recours la procédure a duré en moyenne deux ans. La Cour a donc été dotée d'instruments de fonctionnement efficaces.

 

            La Loi Fondamentale prévoit outre mesure une procédure d'urgence afin que la Cour constitutionnelle puisse ordonner des mesures provisoires. Cette procédure est proche du référé liberté en droit français, à la différence qu'elle est introduite devant le juge constitutionnel, et que les conditions de recevabilité diffèrent, notamment au niveau de l'exigence d'une atteinte « grave » et « manifestement illégale » à un droit fondamental. La demande doit être effectuée à l'occasion d'un recours effectué au principal et il ne doit y avoir à disposition du requérant aucun autre moyen d'assurer une protection de son droit fondamental. Le requérant doit justifier l'urgence de sa situation. L'affaire au principal ne doit par ailleurs présenter aucun caractère manifeste d'irrecevabilité. Les conséquences des mesures provisoires que la Cour pourrait ordonner sont mises en balance avec l'issue possible du recours au principal : quelles conséquences dommageables pourraient résulter du fait qu'une mesure d'urgence ait été ordonnée si le recours au principal échoue ? Et inversement.

Les conditions de cette procédure sont appréciées strictement par la Cour, ce qui est compréhensible au vu de l'efficacité du mécanisme que constitue le recours constitutionnel[3].

 

 

L’articulation entre la Loi Fondamentale et les textes européens en matière de protection des libertés fondamentales
 
 
  • La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme

 

           La Cour constitutionnelle fédérale a pu, à l'occasion d'un arrêt rendu le 14 octobre 2004 (affaire Görgülü)[4], se prononcer sur la valeur juridique de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme (CESDH), valeur jusqu'alors débattue. Ce débat tenait à la nature de l'ordre juridique allemand qui est un système dualiste. De cette caractéristique résulte qu'une convention internationale nécessite une loi fédérale de transposition afin d'être intégrée à l'ordre juridique interne. La convention a alors en droit interne la valeur d'une loi fédérale, ce qui a conduit à un respect aléatoire par les juridictions allemandes des décisions rendues par la Cour européenne des Droits de l'homme (CEDH). En l’espèce, M. Görgülü était le père d'un enfant né hors mariage et confié à l'adoption sans son consentement. Voulant se voir accorder l'exercice de l'autorité parentale à l'égard de son enfant ainsi qu'un droit de visite, M. Görgülü a introduit une demande en ce sens devant une juridiction. N'ayant pas obtenu gain de cause, il porta l'affaire devant la CEDH qui jugea contraire à la convention (à l'article 8 garantissant le droit au respect de la vie privée et familiale) le refus des juridictions allemandes (de second degré) d'accéder à la demande de M. Görgülü. La Cour constitutionnelle fut saisie d'un recours de celui-ci suite au refus persistant des juridictions d'appel de répondre favorablement à sa demande malgré la décision rendue par la CEDH. La Cour, pour constater une violation par les juridictions allemandes du fond du droit a d'abord rappelé l'absence de valeur constitutionnelle de la CESDH. Puis, à partir du principe d'ouverture de la Loi Fondamentale au droit international découlant du préambule de la Constitution et des articles 24 à 26 LF, la Cour affirme que son rôle est de lutter contre les manquements aux obligations conventionnelles de l'Allemagne commises par les juridictions allemandes, en particulier lorsqu'il s'agit d'obligations issues de la CESDH car celle-ci contribue au développement des droits fondamentaux en Europe et, par conséquent, en Allemagne. Elle doit également être une aide pour l'interprétation du contenu des droits fondamentaux garantis par la Loi Fondamentale. Partant, le non respect par les juridictions allemandes des décisions de la CEDH peut représenter une violation des droits fondamentaux garantis par la Constitution allemande mis en relation avec le principe de garantie de l'Etat de droit. En l'espèce, l'absence de prise en compte par les juridictions allemandes de la décision rendue par la CEDH a conduit à une violation du droit fondamental du requérant issu de l'article 6 LF protégeant le mariage, la famille et les enfants naturels.

La Cour constitutionnelle fédérale allemande a donc pu évoquer la CESDH dans sa jurisprudence, sans pour autant lui procurer un effet direct. La violation d'un droit fondamental est toujours constatée sur le fondement du texte constitutionnel allemand. Le principe d'ouverture de la Loi Fondamentale au droit international lui a servi de point d'appui pour concilier le respect des obligations internationales contractées par l'Allemagne avec celui de la souveraineté allemande, plus spécifiquement la garantie que la Constitution figure au rang le plus élevé de l'ordre juridique interne.

Cette jurisprudence de 2004 fut confirmée par un arrêt de la Cour de 2011[5] dans lequel la loi instituant la rétention de sûreté fut jugée inconstitutionnelle. Cet arrêt fit suite à une décision de la CEDH[6] qui avait déclaré ladite loi contraire à l'article 7 de la convention garantissant la légalité des peines.

 

  • La Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne

 

           La Cour constitutionnelle n'a à ce jour été saisie d'aucun recours portant sur la valeur de la Charte des droits fondamentaux de l'Union Européenne. La question se pose en revanche en doctrine (L. Michael/M. Morlok, Grundrechte, 2008, Rn 86, 104f.) de savoir si, dans le cas de figure où les Etats membres disposent d'une marge de manœuvre dans l'exécution du droit secondaire de l'Union, la Charte est applicable en parallèle des droits fondamentaux garantis par la Loi Fondamentale ou si une priorité d'application doit lui être reconnue, y compris dans dans l'hypothèse d'un conflit entre les deux normes (une telle priorité d'application serait alors contraire à l'article 53 de la Charte).

 

 

 

Bibliographie

 

  • Ouvrages

 

PIEROTH/SCHLINK, Grundrechte Staatsrecht II, 25ème édition, CF Müller, 2009, p. 17 – 19, p. 35 – 36, p. 305.

 

  • Documents électroniques

 

Direction général des études, Parlement européen, Document de travail sur les droits sociaux fondamentaux en Europe, p.6 :http://www.europarl.europa.eu/workingpapers/soci/pdf/104_fr.pdf

 

Communiqué de presse de la Cour constitutionnelle fédérale allemande n°5/2010: http://www.bundesverfassungsgericht.de/pressemitteilungen/bvg10-005.html.

 

Stefanie Samland, Verfahren vor dem Bundesverfassungsgericht: http://www.jurawelt.com/sunrise/media/mediafiles/14156/verfassungsprozessrecht.pdf

 

Extrait de Robert Alexy, Enzyklopädie Philosophie, Bd. 1, Hamburg 1999 : http://www.unesco-phil.uni-bremen.de/Texte%20zur%20Vorlesung/Grundrechte-EPh.pdf

 

Site de la Cour constitutionnelle fédérale, Graphique sur la durée moyenne de la procédure dans le cas des recours constitutionnels introduits entre 2003 et 2012 : http://www.bundesverfassungsgericht.de/organisation/gb2012/A-IV-3.html

 

 

 


[1] BVerfG, 1 BvL 1/09

[2] BVerfG, Az. 2 BvR 392/07

[3] BVerG, 2 BvR 2449/11 sur la nécessité de poser des conditions plus strictes dans le cadre des procédures d’urgence devant la Cour constitutionnelle par rapport aux juridictions de l’ordre judiciaire et de l’ordre administratif.

[4] BVerfG, 2 BvR 1481/04

[5] BVerfG, 2 BvR 2365/09

[6] CEDH, décision du 17 décembre 2009, M c/Allemagne, 19359/04