Les surveillances de sécurités et la violation des droits fondamentaux : perspectives américaine et européenne

Résumé: Les surveillances de sécurités sont nécessaires notamment dans la lutte contre le terrorisme. Mais en cas d’abus, ces pratiques risquent de violer le droit à une vie privée des personnes visées. Par ailleurs, comme les personnes visées ne pourront obtenir des preuves, leur droit à un recours devant les tribunaux sera aussi  mis en cause. La Cour Suprême des Etats-Unis et la Cour Européenne des Droits de l’Homme ont deux approches différentes pour résoudre ce problème.

 

La surveillance de sécurité est une pratique qui est devenue publique avec les récentes révélations dans les journaux internationaux. En décembre 2013, le tribunal de district du District de Columbia a déclaré que le programme de surveillance de l’Agence Nationale de Sécurité (NSA) violait la Constitution Américaine (Constitution). Par ailleurs, au début du mois d’avril 2014, les juges de la Cour Suprême des Etats-Unis ont indiqué qu’ils s’attendaient à décider des affaires mettant en cause la constitutionnalité du programme de surveillance de la NSA. L’affaire Clapper v. Amnesty International USA (26 février 2013 [1] permet d’analyser le raisonnement des juges de la Cour Suprême et montre à quel point les avis sont partagés au sujet des surveillances de sécurité. En effet, dans cette affaire, qui forme le précédent que doivent suivre les autre cours, l’opinion majoritaire est composée de cinq juges et l’opinion dissidente de quatre juges. En l’espèce, les requérants sont des avocats, journalistes ou chercheurs dans le domaine des droits de l’Homme qui devaient contacter des personnes à l’étranger pour discuter, entre autre, d’actes de terrorisme et de tortures. Les requérants considèrent que la loi 50 USC §1881a de 2008 (§1881a) qui  amende  la loi sur la Surveillance et les Renseignements Etrangers de 1978 et permet la surveillance de personnes qui ne sont pas citoyens américains et qui sont à l’étranger, viole leur droit à la liberté d’expression protégé par le 1er amendement ainsi que leur droit à un procès équitable qui est protégé par le 14ème amendement de la Constitution.

Aux Etats-Unis, les personnes qui se considèrent victimes de surveillance doivent prouver qu’elles ont qualité à agir en vertu de l’article 3 de la Constitution, avant de pouvoir remettre en cause la violation de leurs droits. En Europe, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CtEDH) fait autorité  sur ce type d’affaire. Tous les pays européens ayant un programme de surveillance, il est intéressant de voir comment la CtEDH rend ses décisions en la matière. Les requérant doivent prouver qu’ils ont la qualité de victime en vertu de l’article 34 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) avant de pouvoir plaider que les surveillances de sécurités violent l’article 8 de la CEDH qui garantit le « droit au respect de sa vie privée et familiale […] et de sa correspondance».

Néanmoins, comme face aux surveillances de sécurités, les requérants ont rarement des preuves. La question est donc de savoir si les requérants peuvent remettre en cause la constitutionalité (pour les Etats-Unis) ou la conventionalité (pour l’Europe) d’une loi permettant les surveillances de sécurités, en se fondant sur le simple risque que leurs communications soient surveillées, sans avoir de preuves?

Aux Etats-Unis, la majorité de la Cour Suprême a considéré que tout risque de préjudice est spéculatif et ne permet pas aux requérants d’avoir la qualité à agir, alors que les juges de la CtEDH ont considéré qu’en cas de pratique secrète les requérants n’avaient pas à prouver leur qualité de victime mais que les juges devaient vérifier que la loi contestée respectait les droits garantit par la CEDH.

Dans l’affaire Clapper v. Amnesty International Etats-Unis ici analysée, les requérants considéraient qu’ils ont qualité à agir (I.) et que la Cour, contrôlant la bonne application de la loi contestée, n’a pas assez de pouvoirs (II. Les réponses de la Cour sont en demi-teinte, notamment au regard de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme que ces questions.

I.     Reconnaissance du caractère de victime en cas de surveillance secrète

Pour avoir le caractère de victime, et donc avoir qualité à agir, les personnes visées par des surveillances secrètes doivent apporter la preuve de l’existence du préjudice (A) ainsi que du caractère significatif du préjudice (B). 

 A.    La preuve du préjudice et qualité pour agir

Aux Etats-Unis, les requérant doivent prouver qu’il y a une probabilité objectivement raisonnable que leurs communications soient interceptées dans un futur plus ou moins proche. Cela n’est pas sans poser quelques problèmes d’interprétation. 

En l’espèce, en vertu de l’article 3 de la Constitution, le préjudice subi doit-être concret, spécifique, et actuel ou imminent. De plus, un lien de causalité doit exister entre le préjudice subi et l’action contestée, et ce préjudice doit pouvoir être réparé par une décision favorable. Par ailleurs, la majorité des juges dans l’affaire précise que le terme « imminent » doit-être conçu de manière étroite. Plus particulièrement, le simple fait qu’il soit probable que le préjudice survienne dans le futur ne suffit pas : le préjudice doit être certainement imminent. En revanche, les juges dissidents ont estimé dans leur opinion que le terme « certainement » n’est pas un critère nécessaire pour se voir reconnaitre la qualité à agir. En se fondant sur la jurisprudence, les juges dissidents concluent que le terme « certainement » est utilisé pour accentuer le terme « imminent » plutôt que de le définir.

 Il reste que selon la majorité des juges de l’affaire, considérer que le Gouvernement va surveiller de manière imminente les communications  des requérants reposent sur des spéculations. De plus, les requérants étant des citoyens américains, ils ne seraient pas visés par des écoutes mises en place en vertu de §1881a. Par ailleurs, les requérants ne peuvent pas prouver que leurs communications ont été surveillées par les autorités, ou que les autorités ont fait une demande d’autorisation pour de telles écoutes auprès de la Foreign Intelligence Surveillance Court [la cour autorisant la surveillance, FISC]. De même, les requérants ne peuvent que supposer que les communications de leurs contacts étrangers seront surveillées. Donc, en considérant le terme « imminent » de manière étroite, les juges de la majorité considèrent que les requérants n’ont pas la qualité à agir, le risque de préjudice n’étant que spéculatif.

Il n’en demeure pas moins que les juges dissidents ont  rappelé que certains des requérants sont des avocats ayant des clients qui sont accusés d’avoir commis des actes criminels en lien avec le 11 septembre 2001 ou qui sont détenus dans le centre de détention de la baie de Guantanamo. Ces requérants doivent communiquer par email et par téléphone avec des personnes à l’étranger pour pouvoir défendre leurs clients. Une autre requérante est chercheuse dans le domaine des droits de l’Homme. Au cours de ses recherches, elle communique avec des personnes qui ont été emprisonnées et torturées par la CIA parce qu’elles étaient soupçonnées d’appartenir à une organisation terroriste. Les requérants doivent donc régulièrement communiquer par email ou par téléphone avec des personnes étrangères vivant à l’étranger à propos d’actes de terrorisme international et de la défense nationale ou de la sécurité des Etats-Unis. De plus, l’un des requérants a démontré que le Gouvernement avait intercepté plus de 10000 appels téléphoniques et 20000 emails impliquant son client avant que §1881a soit promulguée. Enfin, les juges dissidents concluent que dans la mesure où l’on peut supposer que le Gouvernement américain fait correctement son travail dans sa lutte contre le terrorisme, la menace de préjudice subie par les requérant n’est pas spéculative et qu’ils ont donc intérêt à agir.

 A titre de comparaison, en 1978, les juges de la CtEDH avaient été confrontés au même problème. Dans l’arrêt Klass[2], les juges européens ont dû préciser s’il « fallait priver quelqu’un de la faculté d’introduire une requête devant la commission parce que le caractère secret des mesures litigieuses l’empêche de signaler une mesure concrète qui le toucherait spécifiquement ». En  principe, une personne individuelle peut introduire une requête si elle est victime au sens de l’article 34 CEDH (anciennement article 25 CEDH), et donc se prétendre lésée par la violation qu’elle allègue. Les juges européens ont alors considéré en l’espèce qu’un « droit de recours à la Commission pour les personnes potentiellement touchées par une surveillance secrète découle de l’article [34], faute de quoi l’article 8 risquerait de perdre toute portée. »

Donc, contrairement à la solution rendue par la majorité de la Cour Suprême, un requérant a qualité à agir devant la CtEDH même s’il ne peut prouver avoir subi une mesure concrète de surveillance.

 

B.    Le caractère significatif du préjudice

   Dans l’affaire Clapper v. Amnesty International Etats-Unis, il a également été retenu que les requérants doivent prouver qu’ils souffrent réellement de dommages résultant de mesures coûteuses et contraignantes qu’ils doivent prendre pour assurer la confidentialité de leurs communications internationales contre d’éventuelle surveillance. En effet, pour protéger la confidentialité de leurs communications, les requérants peuvent être conduits à parler de manière générale plutôt que de manière spécifique, à éviter d’avoir certaines communications par email ou par téléphone, et être contraints à voyager pour avoir des conversations en face-à-face.Toutefois, la majorité de la Cour, refuse de considérer que les requérants aient la qualité à agir du fait qu’ils se sont eux-mêmes infligés un préjudice, en raison de leur peur d’un hypothétique futur préjudice dont la survenance n’était pas certaine. De plus, les plaignants utilisaient déjà ces voies pour garantir la confidentialité de leurs communications avant que §1881a soit promulgué.

A l’inverse, les juges dissidents rappellent que dans l’arrêt Monsanto Co.[3], la Cour a considéré qu’une probabilité raisonnable de préjudices futurs peut accompagner des dommages actuels. De plus, ces dommages actuels peuvent prendre la forme d'efforts raisonnables pour atténuer les effets des préjudices futurs ou pour les empêcher de se produire. En l’espèce, les requérants doivent déterminer si l’intérêt de leurs clients sera compromis si le Gouvernement obtenait la communication, et ils doivent donc soit renoncer à ces communications ou voyager à l’étranger pour préserver l’intérêt de leurs clients. Or, voyager à l’étranger revient cher et renoncer à une communication peut compromettre l’intérêt des clients. Les juges dissidents ont conclu que les requérants avaient bien qualité à agir.

 

II.        Le contrôle des lois de surveillance

Dans l’affaire Clapper v. Amnesty International Etats-Unis, les requérants considéraient que s’ils ne sont pas reconnus comme ayant qualité à agir, alors personne ne pourra être reconnu comme ayant cette qualité. En l’espèce, la majorité rappelle que le FISC contrôle la compétence de l’Autorité demandant l’autorisation pour mettre en place une procédure de surveillance, les procédures de surveillance mises en place, et si ces procédures respectent le 4ème Amendement. Le FISC a donc qualité à agir. De plus, les Autorités sont tenues de divulguer l’utilisation des enregistrements obtenus en vertu de §1881a. Le client étranger ou son avocat, si ce-dernier a été enregistré, auront alors des éléments de preuves solides leur donnant probablement qualité à agir.

A l’inverse, les juges dissidents précisent qu’en vertu de §1881a, les autorités n’ont plus à décrire au FISC toutes les personnes visées par une procédure de surveillance, ni tous les endroits qui vont être surveillés. De plus, la personne surveillée n’est plus nécessairement une autorité étrangère ou une personne travaillant pour une autorité étrangère. Le contrôle du FISC n’est par conséquent que restreint. Par ailleurs, la loi §1881a permet la surveillance de toute personne étrangère vivant à l’étranger. La catégorie de personne visée est donc très large.

A titre comparatif, les juges de la CtEDH doivent vérifier que la loi nationale permettant l’ingérence de l’autorité de surveillance, est accessible à tout public[4] et permet à toute personne intéressée de savoir dans quel cas la loi s’applique. Plus précisément, chacun doit être capable de déterminer quelles catégories de personnes risquent d’être secrètement mises sur écoute et pour quels types de délits.

D’autre part, aux Etats-Unis, le §1881a a diminué les compétences du FISC permettant au gouvernement d’avoir seulement à prouver que (1) l’un des objectifs principaux de la surveillance est d'obtenir des renseignements de l’étranger, et (2) que les procédures, pour minimiser le risque de surveiller de manière générale la population et l’intrusion dans la vie privée des personnes ciblées, ont déjà été autorisées par la Cour.

En Europe, les juges de la CtEDH s’octroient plus de compétence de contrôle.  Ils vérifient qu’une autorité a été mise en place pour contrôler, prévenir les abus et les ingérences arbitraires violant les droits protégés par la CEDH. Cette autorité doit vérifier la présence d’une durée maximale pour les écoutes, qu’il y a une procédure à suivre pour analyser, utiliser et préserver les informations obtenues, les précautions prises lorsque les informations obtenues sont communiquées à des tiers, et les circonstances pour lesquelles les enregistrements peuvent ou doivent être effacés et les cassettes détruites. Il résulte de cette différence d’approche, des conclusions différentes pour les requérants.

Aux Etats-Unis, en effet, la majorité de la Cour Suprême a considéré que le fait que les requérant n’avaient pas qualité à agir ne violait aucun droit car le FISC avait toujours compétence pour contrôler les demandes d’autorisation. On signalera, toutefois, que dans une lettre, Ronald Weich, assistant du Ministre de la Justice, a rappelé au vice-président Joseph Biden qu’en 2011, sur les 1676 demandes d’autorisation envoyées au FISC, 2 ont été retirées par le Gouvernement 30 ont été autorisées après modifications, et les autres demandes ont été autorisées sans modification. Par conséquent, le FISC n’utilise pas sa compétence de manière stricte.

En comparaison, au sein du Conseil de l’Europe, en vertu de l’article 8§1de la Convention européenne des droits de l’Homme, les surveillances doivent être effectuées dans un but légitime. Cela signifie que l’ingérence doit être faite pour raison de sécurité nationale, d’ordre public ou de bien-être économique du pays, afin de prévenir un désordre ou un crime, de protéger la santé, la morale ou les droits et libertés d’autrui[5]. La CEDH est réticente à vérifier la légitimité de ces ingérences. Ces critères sont donc devenus une formalité plus qu’une obligation. Enfin, cette ingérence doit être nécessaire dans une société démocratique. Ce critère est apprécié au cas par cas par la CEDH, mais le terme « nécessaire » ne doit pas être compris comme étant synonyme d’ « indispensables » ou de « raisonnables »[6].

En conclusion, les critères utilisés par la majorité de la Cour Suprême des Etats-Unis ne garantissent pas l’accès à un tribunal dans la mesure où il est peu probable que des personnes surveillées puissent avoir accès à des preuves. De son côté, sur le continent européen, la CtEDH a résolu ce problème en choisissant de vérifier le respect des lois de surveillance à la Convention ; elle   essaie d’éviter en amont que des personnes se retrouvent sans moyens de recours pour faute de preuve de la violation de leurs droits fondamentaux.

 

Bibliographie

Anders Lagerwall, Privacy and Secret Surveillance from a European Convention Perspective, Université de Droit de Stockholm, 2008.

Elisa Sielski, Clapper v. Amnesty International: Who had Standing to Challenge Government Surveillance?, 8 Duke J. Const. L. & Pub. Pol’Y Sidebar, 2014.

CE, Case Law of the European Court of Human Rights Concerning the Protection of Personal Data, DP (2009) Case Law.

Klass et al. c. Allemagne, no. 5029/71, CEDH 1978.

 

Clapper v. Amnesty Intl’l USA, 133 S. Ct. 1138 (U.S. 2013)

 


[1] Clapper v. Amnesty Int'l USA, 133 S. Ct. 1138 (U.S. 2013).

[2] Klass et al. c. Allemagne, no 5029/71, CEDH 1978.

[3] Monsanto Co. v. Geertson Seed Farms, 561 U.S. 139 (U.S. 2010).

[4] Handyside c. Royaume-Uni, no. 5493/72, CEDH 1976.

[5] Weber et Saravia c. Allemagne, no. 54934/00, CEDH 2006.

[6] 

Liberty et al. c. Royaume-Uni, no. 58243/00, CEDH 2008.