A propos de la ""compétence-compétence" en droit français et américain de l'arbitrage, par Alexandre Bertuzzi
L'arrêt étudié établit, en droit américain, la compétence première du juge étatique pour déterminer l'arbitrabilité d'un litige, le juge exigeant une volonté "claire et indiscutable" des parties pour transférer cette compétence à l'arbitre. Bien que satisfaisante, cette solution semble moins heureuse que celle du droit français, qui ne retient la compétence du juge étatique que lorsqu'aucun tribunal arbitral n'a été saisi et seulement si la convention d'arbitrage est manifestement nulle.
Malgré la nature fondamentalement internationale de l'arbitrage commercial international et les tentatives d'harmonisation du droit applicable – notamment avec la Convention pour la reconnaissance et l'exécution des sentences arbitrales étrangères de New York de 1958 et la Loi type sur l'arbitrage commercial international de la CNUDCI de 1985 – il existe encore aujourd'hui en ce domaine des différences significatives entre droits nationaux. En particulier, ceux-ci se révèlent distincts par le choix de l'autorité principale compétente pour se prononcer sur la validité des conventions d'arbitrages. Or, cette question est de première importance, puisqu'elle permet aux parties à un litige de savoir à qui du juge étatique ou de l'arbitre s'adresser pour contester l'arbitrabilité du litige. De plus, puisqu'une sentence arbitrale requiert souvent le concours du juge étatique pour être exécutée, la réponse à cette question indique également le degré de contrôle exercé par le juge sur la détermination par l'arbitre de sa propre compétence. L'arrêt étudié ici établit très clairement le principe selon lequel, en droit américain, il appartient au juge étatique de se prononcer sur l'arbitrabilité substantielle d'un litige, et non à l'arbitre. Ainsi, le juge doit décider si les parties ont bien, dans leur contrat, décidé de soumettre un litige particulier à l'arbitrage. Dans le cas contraire, il devra le trancher lui-même. Ce principe a par la suite été confirmé par la Cour suprême américaine dans un arrêt Howsam v. Dean Witter Reynolds, 537 U.S. 79, 123 S.Ct. 588 (2002). De surcroît, bien que le présent arrêt concerne un arbitrage domestique, sa solution doit s'appliquer à l'arbitrage international, comme l'a déjà décidé la Cour fédérale d'appel pour le Troisième circuit dans l'arrêt China Minmetals Materials Import and Export Co. Ltd. v. Chi Mei Corp., 334 F.3d 274 (3d Cir. 2003). Au contraire, le juge français ne se considère compétent pour se prononcer sur sa compétence à connaître d'un litige que si la convention d'arbitrage est manifestement nulle, et cela encore seulement si aucun arbitre n'a été saisi (Article 1458 NCPC). Si un arbitre a été saisi, il se déclarera toujours incompétent, laissant à l'arbitre le soin de se prononcer sur les questions de validité de la convention d'arbitrage (Cass. Civ. 1ère, 23 janvier 2007, Sté Levantina de Hydraulica y Motores c. Scala et autres). C'est donc l'arbitre qui est principalement compétent pour dire s'il est compétent pour se prononcer sur l'existence même et la validité de la convention d'arbitrage (Cass. Civ. 1ère, 7/6/2006, Jules Verne contre American Bureau of Shipping), ce qui illustre la version française du principe de "compétence-compétence". Une telle différence dans l'approche de la compétence de l'arbitre entre la justice américaine et la justice française pourrait laisser perplexe. Se pose donc la question de savoir pourquoi elle existe et si l'une des deux solutions est la meilleure du point de vue de l'efficacité de l'arbitrage, c'est-à-dire dans un souci de rapidité ainsi que de respect scrupuleux de la volonté des parties. On peut également s'interroger sur la pertinence du fait de soumettre une partie à une procédure longue et coûteuse, puis laisser un arbitre rendre une décision, si c'est pour ensuite l'annuler pour cause de nullité de la convention d'arbitrage. Comparer le droit français et le droit américain présente plusieurs intérêts. Tout d'abord, puisque la France et les États-Unis accueillent un fort contentieux en matière d'arbitrage commercial international, les règles qui y sont pratiquées sont d'une grande importance en ce domaine. Ensuite, il s'agit de comparer deux systèmes juridiques d'origines différentes, le système américain passant généralement pour un système plus à même de respecter la volonté des parties, considération que le problème de l'espèce permet de relativiser. Enfin, la confrontation des diverses solutions pourrait permettre d'en dégager une meilleure que l'autre, voire d'envisager une troisième voie plus prometteuse, laquelle servirait alors de fondement à une certaine harmonisation du droit de l'arbitrage commercial international.
La compétence de principe du juge étatique comme protection de la volonté des parties Dans l'arrêt First Options of Chicago v. Kaplan, 514 U.S. 938, 115 S.Ct. 1920 (1995), la question posée à la Cour suprême américaine était de savoir qui du juge étatique ou de l'arbitre doit avoir la compétence première pour se prononcer sur l'arbitrabilité du litige, c'est-à-dire sur le fait de savoir si une question particulière doit être soumise à l'arbitrage ou pas. En l'espèce, l'arbitrage ayant déjà eu lieu, la question était plus précisément de savoir si le juge étatique, lors d'une demande d'annulation de la sentence arbitrale, doit examiner la question de l'arbitrabilité du litige de manière indépendante – puisque ce serait son domaine de compétence – ou s'il ne doit vérifier la décision de l'arbitre quant à cette arbitrabilité que comme toute autre décision arbitrale, c'est-à-dire avec une grande déférence. En effet, en droit américain, comme d'ailleurs de manière très semblable en droit français, si l'on peut effectivement contester une décision arbitrale devant le juge étatique, celle-ci ne sera annulée que pour des motifs très précis et réduits, notamment en cas de fraude, de corruption ou d'excès de pouvoir. La solution établie par la Cour dans cet arrêt est que cette compétence première appartient en principe au juge étatique, seule une volonté claire des parties pouvant la transférer à l'arbitre. En l'espèce, cela signifie donc que le juge étatique doit réexaminer cette question de manière indépendante, sans faire preuve d'aucune considération pour la décision arbitrale sur l'arbitrabilité du litige.
La Cour arrive à cette solution en suivant un raisonnement particulièrement simple et pragmatique. En effet, elle estime que, comme toujours en arbitrage – lequel n'est autre qu'un mode contractuel de règlement des différends – la réponse doit dépendre de la volonté des parties sur ce point. Reste alors à déterminer cette volonté des parties en fonction des termes du contrat. Là, le principe posé par la Cour est celui de l'application de la loi du contrat, dans ses principes d'interprétation. Toutefois, la Cour pose une limite importante à ce principe d'application des règles de droit commun d'interprétation des contrats en exigeant que la volonté de soumettre la question de l'arbitrabilité du litige aux arbitres eux-mêmes ne soit pas présumée, mais soit au contraire "claire et indiscutable" ("clear and unmistakable"). Ce faisant, elle inverse la présomption du droit américain quant à l'étendue d'une convention d'arbitrage valable, laquelle veut que le silence des parties soit interprété comme soumettant le plus de litiges possibles à l'arbitre. La Cour justifie cette inversion de la présomption par le fait qu'elle considère que si les parties ont naturellement tendance à considérer l'étendue d'une convention d'arbitrage lors de sa rédaction – de sorte qu'elles peuvent en exclure un domaine particulier si elles le souhaitent – il serait, d'après elle, en revanche plus rare que les parties se penchent sur la question de savoir qui aura la compétence pour se prononcer sur l'arbitrabilité du litige.
Une justification à réexaminer au regard du contexte juridique Cette argumentation ne semble pas forcément convaincante. S'il paraît effectivement probable que les parties se pencheront sur le problème de l'étendue de la convention d'arbitrage lors de sa rédaction, on voit mal pourquoi ces parties ne se pencheraient alors pas sur la question de savoir qui sera compétent pour décider de cette étendue. Ce d'autant plus que ce sont là deux questions très liées. Au demeurant, si c'est là le comportement que l'on pourrait légitimement attendre de la part des parties, il n'est pas rare de voir des conventions d'arbitrage particulièrement mal rédigées et dont on se demande si les parties les ont même sérieusement lues. Le fait qu'elle reflète la volonté réelle des parties est d'ailleurs parfois remis en cause par au moins l'une des parties. On peut alors s'interroger sur les motivations de la Cour suprême lorsqu'elle rend cette décision. En effet, en l'espèce, puisque les époux Kaplan, qui contestent le fait qu'ils puissent être soumis à l'arbitrage – ce qu'a affirmé l'arbitre – n'avaient jamais signé aucune convention d'arbitrage, il ne semble pas faire de doute qu'un litige à leur encontre n'était pas arbitrable, en l'absence de convention d'arbitrage valable. Partant, la sentence arbitrale aurait sans doute pu être annulée sur le fondement d'un excès de pouvoir des arbitres – l'un des rares motifs en droit américain pour annuler une sentence arbitrale – qui auraient agi en l'absence d'une telle convention valable. On peut se demander finalement si la Cour n'adopte pas ce principe tout simplement pour pallier la lacune en droit américain de l'absence de convention d'arbitrage valable comme motif d'annulation d'une sentence arbitrale. Ne pouvant annuler sur ce fondement une sentence arbitrale dans le cadre du contrôle restreint exercé sur les décisions arbitrales licites, la Cour inverse la présomption habituelle favorable à l'arbitrage afin de réserver la possibilité au juge étatique de décider qu'un litige particulier n'est pas du ressort de l'arbitre.
Une meilleure compréhension de l'approche française de la compétence-compétence On comprend sans doute alors mieux la position du droit français, qui, puisqu'il permet au juge étatique d'annuler une sentence arbitrale – notamment en l'absence de convention d'arbitrage valable – n'a pas besoin de réserver au juge étatique la compétence première pour se prononcer sur l'arbitrabilité du litige (Articles 1502 et 1504 NCPC). Ainsi, le fait que le juge ne se considère comme compétent pour se prononcer sur sa compétence à connaître d'un litige que si aucun tribunal arbitral n'a été saisi et si la convention d'arbitrage est manifestement nulle ou inapplicable, faute de quoi il appartiendra à l'arbitre de se prononcer là-dessus, dénote une certaine cohérence, bien que ce soit la solution inverse de celle adoptée par le droit américain. Cela évite en tous cas de se prononcer deux fois sur la même chose. Cependant, cette cohérence ne suffit pas à en faire une bonne solution. Se pose donc la question de savoir si l'une des deux approches – française ou américaine – est meilleure, eu égard à l'objectif essentiel – d'ailleurs rappelé par la Cour dans le présent arrêt – de respect de la volonté des parties. Or, cet objectif semble respecté par les deux solutions, puisque dans les deux cas, s'il n'y a pas de convention d'arbitrage valable, aucune partie ne pourra être contrainte de mettre en œuvre une sentence arbitrale rendue sur la base d'une telle convention.
La remise en cause de l'intérêt de la solution américaine Néanmoins, si les deux solutions sont relativement équivalentes quant au résultat final, il n'en reste pas moins que les conséquences sur le déroulement du litige seront bien différentes. En effet, la justification principale à la jurisprudence américaine est qu'il ne faut pas soumettre une partie à un arbitrage qu'elle n'a pas souhaité. Ainsi, l'approche française peut soumettre une partie à une procédure longue et coûteuse, puis laisser un arbitre rendre une décision, et enfin annuler celle-ci pour cause de nullité de la convention d'arbitrage. Au contraire, l'approche américaine permet de ne pas engager de procédure arbitrale dès lors que le juge étatique a décidé qu'un litige n'était pas arbitrable. Nonobstant cet avantage de principe, cette dernière condition révèle son importance dans le cas de l'espèce, où la procédure devant le juge étatique n'a lieu qu'après le rendu de la sentence arbitrale, au stade de l'exequatur, puisque l'approche américaine ne permet absolument pas ici d'éviter qu'une partie qui ne serait pas obligée par une convention d'arbitrage doive se soumettre à une procédure qu'elle n'a pas souhaitée. Bien au contraire, en l'espèce, les époux Kaplan ont dû non seulement participer à l'arbitrage, mais également à la procédure devant le juge étatique, et ce n'est qu'à ce dernier stade qu'ils ont obtenu gain de cause. On constate donc que, dès lors qu'une clause d'arbitrage existe, il sera très difficile d'échapper à l'arbitrage, même si la clause est nulle ou n'oblige pas une partie au litige.
Partant, on peut se demander si la solution française n'est pas finalement la plus judicieuse et la plus respectueuse de la volonté des parties. En effet, puisqu'il est probable que ce n'est qu'au stade de la mise en œuvre de la sentence que cette question sera soulevée devant le juge étatique, il est inutile de poser une compétence théoriquement première du juge étatique en ce domaine si celui-ci ne doit concrètement se prononcer qu'après l'arbitre. De surcroît, si, comme le dit justement la Cour, il faut éviter qu'une partie qui n'aurait peut-être pas envisagé le problème du choix de l'autorité compétence pour se prononcer sur l'arbitrabilité d'un litige ne se retrouve engagée dans une procédure arbitrale qu'elle n'aurait pas souhaité, il ne faut pas non plus perdre de vue le fait qu'en arbitrage international il appartient en principe à l'arbitre de déterminer l'étendue de sa compétence. Dès lors, il ne paraît pas absurde de laisser à l'arbitre le soin de se prononcer en premier sur sa propre compétence à connaître d'un litige. Au contraire même, il serait injuste – et contraire à la faveur actuelle, tant aux États-Unis qu'en France, envers l'arbitrage – de présumer que parce que l'on laisse cette compétence première à l'arbitre il en abusera. Le rôle du juge étatique en matière d'arbitrage doit rester un rôle de contrôle, une garantie de bonne application de la volonté des parties et de la justice. Court-circuiter l'arbitre n'est pas forcément la meilleure solution, surtout dans le contexte actuel, qui pousse à favoriser l'arbitrage. L'arrêt de l'espèce illustre parfaitement cela; s'il semble effectivement que l'arbitre ait – intentionnellement ou pas – mal évalué l'étendue de sa compétence, le contrôle étatique n'est certes venu que postérieurement à la sentence arbitrale mais a tout de même été efficace pour s'assurer que la volonté des parties n'était pas abusée.
En conclusion, bien que les deux solutions paraissent acceptables, la solution française semble cependant la meilleure, dans le souci de favoriser l'arbitrage et de respecter la volonté des parties. En effet, tout en prévenant les éventuels abus auxquels une trop grande discrétion laissée à l'arbitre pourrait conduire, elle a l'avantage, par rapport à la solution américaine, de ne pas nécessiter d'intervention du juge étatique préalablement à une procédure arbitrale, ce qui pourrait prolonger inutilement cette procédure et donner lieu à des manœuvres dilatoires de la part de parties malintentionnées.
BIBLIOGRAPHIE:
Ouvrage général: - Varady T. et autres, International Commercial Arbitration: A Transnational Perspective, Thomson West, 3ème édition, 2006
Textes officiels: - Convention pour la reconnaissance et l'exécution des sentences arbitrales étrangères de New York de 1958 - Loi type sur l'arbitrage commercial international de la CNUDCI de 1985 - Federal Arbitration Act, 9 U.S.C. §10 - Nouveau Code de Procédure Civile, Articles 1458 et s.
Décisions: - First Options of Chicago v. Kaplan, 514 U.S. 938, 115 S.Ct. 1920 (1995) - Howsam v. Dean Witter Reynolds, 537 U.S. 79, 123 S.Ct. 588 (2002) - China Minmetals Materials Import and Export Co. Ltd. v. Chi Mei Corp., 334 F.3d 274 (3d Cir. 2003)
- Cass. Civ. 1ère, 23 janvier 2007, Sté Levantina de Hydraulica y Motores c. Scala et autres, Rev. arb., 2007.279, obs. P. Pic. - Cass. Civ. 1ère, 7 juin 2006, Copropriété maritime Jules Verne c. Sté American bureau of shipping et autres, Bull. civ., I, n° 287 ; Rev. arb., 2006.945, note E. Gaillard ; JDI, 2006.1384, obs. A. Mourre ; JCP G, 2006, I, 187, p. 2100, obs. Ch. Seraglini.