Le devoir de vigilances des sociétés mères envers les sous-traitants dans l’industrie textile : Approche comparée franco-allemande

Les récents accidents meurtriers survenus dans l’industrie textile, tels que l’incendie d’une usine au Pakistan en 2012 et l’effondrement du Rhana Plazza en 2013 ont souligné les failles juridiques qui existent en matière de responsabilité des entreprises multinationales envers leurs sous-traitants, notamment en France et en Allemagne.

Pourtant, les entreprises multinationales françaises et allemandes oeuvrant dans l’industrie textile ont recours massivement aux Codes de conduite. Ceux-ci ont un vaste champ d’application ratione materiae, puisqu’ils s’étendent à la protection des droits humains et de l’environnement. Cependant, en tant qu’instruments de soft law, ils se révèlent fragiles dans leur application et peu efficaces dans la protection des droits qu’ils contiennent.

Toutefois il est important de noter que les Codes de conduite ont vocation à s’appliquer, non seulement au sein de la société mère et de ses filiales, mais également aux différentes parties prenantes telles que les sous-traitants et fournisseurs. Dès lors le champ d’application ratione personae des Codes de conduite constitue les prémices du champ d’application du devoir de vigilance incombant aux entreprises multinationales.

En 2017 la France a été l’un des premiers Etats à rédiger une loi sur le devoir de vigilance des entreprises multinationales envers les sous-traitants. La loi impose aux entreprises françaises différentes obligations, qui en cas de non-respect sont accompagnées de sanctions. En Allemagne, on assiste de manière tout à fait remarquable à un phénomène similaire, à travers différentes propositions de lois et la mise en place d’un plan d’action national en matière de devoir de vigilance. Ces initiatives nationales sont assorties d’un élan à l’échelle européenne et internationale. Sur le plan européen, le devoir de vigilance est inscrit dans un plan d’action rédigé par la Commission Européenne (1). Sur le plan international, un traité sur les multinationales et les droits humains a été négocié par un groupe de travail de l’ONU (2). Par ailleurs les jurisprudences françaises et allemandes ont  dores et déjà traité plusieurs affaires relatives au devoir de vigilance.

Il s’agira ici d’analyser le devoir de vigilance des sociétés mères envers les sous-traitants dans le secteur textile en se fondant sur approche comparée franco-allemande. Dans cette optique, il conviendra de se demander dans quelle mesure le devoir de vigilance est-il un mécanisme permettant de sanctionner le comportement des sociétés mères envers leurs sous-traitants? Il s’agira dans un premier temps d’analyser les normes juridiques relatives au devoir de vigilance des entreprises multinationales en France et en Allemagne (I), puis dans un second temps d’étudier des procès français et allemands relatifs à l’engagement de la responsabilité des sociétés mères (II).

I. Les normes juridiques relatives à la responsabilité des entreprises multinationales

A. L’émergence du devoir de vigilance en France

Les entreprises multinationales sont susceptibles d’être responsables juridiquement à travers le prisme du devoir de vigilance, qui est un principe instauré pour la première fois par l’ordre juridique français dans la Loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre (3). Le contenu de la loi figure dorénavant au sein du Code de Commerce (4). Cependant une partie du texte a été censurée par une décision du Conseil Constitutionnel (5). Il s’agit plus précisément des dispositions qui prévoyaient l’imposition d’une amende civile en cas de manquement des entreprises multinationales à leurs obligations. Cette censure laisse tout de même subsister la possibilité de recourir aux astreintes envers les entreprises qui violeraient leurs obligations.

Le texte impose cinq obligations incombant aux entreprises concernées. Premièrement, les entreprises doivent rédiger un plan de vigilance afin d’identifier les différents risques pouvant survenir et la possible violation des droits concernés. Le plan doit hiérarchiser les différents risques et être publié. Il doit être rendu disponible au grand public et également être publié dans le rapport de gestion de l’entreprise. Deuxièmement, l’entreprise doit évaluer de façon régulière la cartographie des risques établie dans le plan. Troisièmement, l’entreprise est tenue de prendre des mesures d’atténuation des risques ou de prévention aux atteintes graves. Quatrièmement, elle doit prévoir un mécanisme d’alerte afin de permettre le signalement d’existence ou de la réalisation de risques. Cela doit être effectué en concertation avec les organisations syndicales représentatives. Cinquièmement, un suivi des mesures prises et de leur efficacité doit être réalisé. Contrairement aux Codes de conduite, la loi permet de mettre en place des mécanismes juridiques sanctionnant les entreprises multinationales qui violeraient les obligations qui leurs sont imposées. Ainsi, en cas de non-respect des obligations, la société peut potentiellement être sanctionnée ou voir sa responsabilité civile engagée pour les dommages causés.

Le devoir de vigilance s’impose à chaque entreprise employant « au moins cinq mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français, ou au moins dix mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l’étranger » (6). Le champ d’application rationae personae est similaire à celui des Codes de conduite des entreprises, puisque l’entreprise multinationale est responsable, non seulement du comportement de la société mère, mais également du comportement de ses filiales et de ses sous-traitants. Concernant les sous-traitants, des relations commerciales étroites doivent être constatées avec l’entreprise multinationale, ce qui est apprécié au regard de critères économiques plutôt qu’au regard de critères purement juridiques. Par ailleurs la loi du 27 mars 2017 couvre le même champ d’application rationae materiae que les Codes de conduite et a vocation à protéger tous les droits humains ainsi que prévenir les atteintes à l’environnement.

La France fait preuve d’innovation en la matière en étant le premier Etat à rédiger une loi relative au devoir de vigilance. L’Etat français a été le moteur d’initiatives similaires dans d’autres Etats, comme ce fût le cas en Allemagne.

B. L’extension du devoir de vigilance à l’Allemagne

Bien que l’Etat allemand n’ait pas encore voté de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères, on relève que deux propositions de lois ont été faites. Une première proposition de loi fût rendue par le parti politique Die Grüne (« Les Verts ») en 2016 (7), mais a été par la suite refusée. La proposition consistait, de façon similaire à la loi française sur le devoir de vigilance, à établir différentes obligations à l’encontre des entreprises. Les obligations contenues dans la proposition de loi consistaient en la rédaction d’un plan d’analyse des risques, l’élaboration de mesures de prévention des risques et de mesures de correction en cas de risque avéré, et la remise de rapports sur l’évaluation de la situation. La proposition de loi prévoyait plusieurs sanctions le cas échéant : la possibilité de recourir à des injonctions ou amendes, le retrait des subventions accordées par l’Etat à l’entreprise, ainsi que le versement de dommages-intérêts aux victimes.

A la suite de cette première proposition de loi, une seconde proposition similaire a été faite en 2017 par le parti politique Die Linke (« La Gauche ») (8),  qui réclamait également la mise en place de sanctions à l’encontre des entreprises. Tout comme la première proposition, la seconde a été rejetée.

Les deux propositions de loi ont été rejetées au motif que le plan d’action gouvernemental de 2016 relatif à l’économie et aux droits humains (9) était suffisant. La rédaction de ce plan d’action s’inscrit dans la continuité de l’élaboration du premier plan d’action de 2010 en matière de responsabilité sociétale des entreprises (10). Selon le plan d’action de 2016, les entreprises devraient permettre aux victimes de porter plainte et implanter des mécanismes de contrôle sur le respect des droits humains. Le plan d’action prévoit donc des obligations semblables à celles de la loi française sur le devoir de vigilance. Il a pour objectif, que, d’ici 2020, au moins plus de la moitié des entreprises allemandes dotées de plus de 500 employés aient intégré le devoir de vigilance à leur fonctionnement.

L’Allemagne est donc dotée d’un plan d’action gouvernemental en matière de devoir de vigilance des entreprises, mais n’a pas voté de loi permettant de sanctionner les entreprises qui ne rempliraient pas leurs obligations en la matière.

II. L’engagement de la responsabilité des entreprises multinationales dans l’industrie textile

A. L’engagement de la responsabilité des entreprises multinationales allemandes dans l’industrie textile

L’Affaire Kik  (11) est un exemple concret de la mise en oeuvre du devoir de vigilance des entreprises multinationales allemandes dans l’industrie textile. La société Kik est une société allemande oeuvrant dans l’industrie textile et ayant recours à un sous-traitant oeuvrant au Pakistan. A la suite d’un incendie déclaré en 2012 chez le sous-traitant ayant causé la mort de 258 employés et blessé 32 employés, un procès a été intenté en Allemagne contre la multinationale. Les plaintiffs reprochent à Kik de ne pas avoir pris les mesures nécessaires de protection en cas d’incendie.

Dans un premier jugement rendu en août 2016, le tribunal de Dortmund s’est déclaré compétent pour trancher le litige. Dans un second jugement rendu en date du 10 janvier 2019, le tribunal a déclaré le droit pakistanais applicable en vertu du Règlement européen Rome II sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (12) selon lequel est applicable la loi où survient le dommage, en l’occurence au Pakistan. Cependant, le tribunal a ensuite déclaré que la responsabilité de Kik n’était pas engagée, car le délai de prescription était déjà dépassé selon le droit pakistanais. Le droit pakistanais prévoit deux exceptions au délai de prescription. La première consiste en une reconnaissance de responsabilité du défendeur. La seconde correspond à un comportement frauduleux du défendeur afin d’empêcher la plainte d’aboutir. Le tribunal a écarté ces deux exceptions, en retenant que l’aide financière versée d’un montant de cinq millions de dollars par Kik aux victimes ou à leur famille ne correspondait pas à une déclaration de responsabilité de la part de l’entreprise.

Dans le cadre de l’affaire Kik, la responsabilité d’une entreprise multinationale allemande  pour les dommages survenus chez son  sous-traitant n’a pas pu être reconnue. Malgré tout, cette affaire reste une étape clé dans la mise en œuvre du devoir de vigilance des entreprises en Allemagne. Il faut souligner que les victimes ont reçu une compensation financière de la part de l’entreprise à la suite de l’incendie ayant eu lieu chez le sous-traitant au Pakistan.

B. L’engagement de la responsabilité des entreprises multinationales françaises dans l’industrie textile

Actuellement aucune affaire n’a été rendue en matière de devoir de vigilance des sociétés mères oeuvrant dans l’industrie textile en France. Néanmoins le sujet a été abordé dans d’autres domaines, par exemple dans l’Affaire Vinci Qatar (13). La société Vinci construit différentes infrastructures au Qatar par le biais de sous-traitants. Introduite 31 janvier 2018 la première procédure avait été classée sans suite. Cependant une nouvelle plainte a été déposée en septembre 2019 par l’Organisation Non Gouvernementale Sherpa pour travail forcé et réduction en servitude. La société mère Vinci pourrait être reconnue responsable des faits se produisant chez ses sous-traitants.

 

 

BIBLIOGRAPHIE :

 

Textes internationaux :

(1) 4ème session de négociation du groupe de travail intergouvernemental de l’ONU chargé d’élaborer un traité contraignant les multinationales à respecter les droits humains et l’environnement, Traité ONU sur les multinationales et les droits humains, session d’octobre 2018

 

Législation européenne :

(2) European Commission, Communication from the Commission: Financing Sustainable Growth, COM/2018/097 final

(3) Règlement (CE) n°  864/2007 du Parlement Européen et du Conseil du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (Rome II)

 

Législation allemande :

(4) Bundestag, Drucksache 18/10255, Antrag : Fraktion Bündnis 90/Die Grünen, Menschenrechtsbezogene Sorgfaltspflichten-Gesetz, 09 novembre 2016

(5) Bundestag, Drucksache 18/12366, Antrag : Fraktion Die Linke, 26 mai 2017

(6) Nationale Strategie zur gesellschaftlichen Verantwortung von Unternehmen - Aktionsplan, 2010

(7) Nationalen Aktionsplan für Wirtschaft und Menschenrechte, 2016

 

Législation française :

(8) LOI n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre

(9) Articles L. 225-102-4 et L. 225-102-5, Code de Commerce

(10) Conseil Constitutionnel, Décision 2017-750 DC du 23 mars 2017

 

Jurisprudence :

(11) Landgericht Dortmund, 10 janvier 2019, Affaire Kik

(12) Affaire Vinci Qatar, 31 janvier 2018