L’article 8 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et la vidéosurveillance en France et au Royaume-Uni, par Morgane Piederriere
Le Royaume-Uni a été un des précurseurs concernant l’usage de la vidéosurveillance. En France au contraire, son utilisation est plus limitée. L’obligation pour ces deux Etats de respecter dans leur législation l’article 8 de la Convention Européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme, qui protège le droit à la vie privée a-t-elle donné lieu aux mêmes restrictions, a-t-elle été interprétée de la même façon par ces deux parties à la Convention ?
« Il y a 25 millions de caméras au Royaume-Uni, un million en France. Je suis très impressionné par l'efficacité de la police britannique grâce à ce réseau de caméras". Cette déclaration est signée du Président de la République, Nicolas Sarkozy, dans un entretien accordé le 8 juillet 2007 au Journal du dimanche. Mais cette efficacité est contestée, et ce n’est pas le seul débat concernant l’utilisation de la vidéosurveillance. En effet, on peut à juste titre se demander si son utilisation est compatible avec l’article 8 de la Convention Européenne de Sauvegarde des droits de l’Homme (CEDH). La vidéosurveillance consiste à placer des caméras de surveillance dans un lieu public ou privé pour visualiser et/ou enregistrer les personnes y circulant. Est-ce compatible avec la notion de vie privée ? La Cour Européenne des Droits de l’Homme (CoEDH) a interprété la notion de vie privée de l’article 8 de manière large. Ce n’est pas seulement les pensées personnelles d’un individu mais aussi le droit d’établir et de développer des relations avec d’autres individus. Donc toute intrusion dans la vie privée ou professionnelle d’un individu qui interfère avec ce droit tombe sous le coup de l’art. 8. Le Royaume-Uni est un des premiers pays à avoir consacré les droits et libertés fondamentales dans des documents historiques (Habeas Corpus, Bill of Rights) qui ont posé les bases de l’histoire politique des droits de l’Homme. Cependant, il a également été un des premiers à développer l’utilisation de la vidéosurveillance, et ce malgré le fait que de nombreuses condamnations devant la CoEDH l’aient amené à adopter en 1998 le Human Rights Act qui reprend la Convention pour l’incorporer en droit interne. De nombreuses études estiment qu’un londonien est filmé en moyenne 300 fois par jour. Comment le RU a-t-il pu concilier cette incorporation de la Convention avec le recours massif à la vidéosurveillance ? La France, pour sa part, a adopté avec la loi du 21 janvier 1995 notamment, un système beaucoup plus restreint, assorti de nombreuses garanties. Comment expliquer cette différence ? Ces deux pays sont pourtant soumis aux mêmes obligations. Mais ils les ont interprétées différemment. Comment expliquer qu’une obligation de droit international puisse aboutir à des législations aussi différentes, a fortiori, une obligation découlant de la CEDH dont une Cour permet d’assurer une application plus homogène ? Nous allons tout d’abord examiner les différences entre les deux droits, puis tenter de les expliquer et enfin tenter de déterminer ce qui a rendus possible cette disparité des mécanismes en cause. Les garanties instaurées par le droit français pour ne pas porter atteinte à ce droit .
La France a adopté des réglementations visant expressément l'installation des systèmes de vidéosurveillance. Elles posent des conditions strictes : il doit y avoir un impératif de sécurité pour qu’un système de vidéosurveillance puisse être installé dans un lieu public. Des circonstances particulières doivent le justifier et le système ne doit pas être permanent et arbitraire, il doit être sélectif. En vertu de ces lois, les objectifs de sécurité doivent être très précis, pertinents et suffisants. Le respect du principe de proportionnalité est également souligné : la vidéosurveillance ne peut être utilisée que si aucune autre méthode moins intrusive ne peut aboutir au même résultat. Afin de s’assurer du respect de ces conditions, l’utilisation de la vidéosurveillance est contrôlée : le préfet doit l’autoriser après avoir pris l’avis d'une commission départementale présidée par un magistrat. Même si l’utilisation de ce procédé est estimée justifiée, elle reste encadrée : il est interdit de viser directement l’intérieur d’une maison ou l’entrée d’un immeuble d’habitation et de conserver plus d’un mois les enregistrements (sauf en cas de procédure pénale). La loi française insiste également sur le fait que le public doit être informé de manière claire et permanente de l'existence du système de vidéosurveillance et de l'autorité ou de la personne responsable afin de pouvoir éventuellement les contester. De fait, la France n’a été que rarement condamnée sur le fondement de cet article par la Cour. Le droit anglais au contraire, encadre beaucoup moins l’utilisation de cette technique et s’est vu condamné par la Cour à de nombreuses reprises. Le Prevention of Terrorism Act de 2005 remplace maintenant partiellement la loi de 2001. Il instaure un système où les individus ne sont pas seulement filmés mais « analysés ». Les systèmes de vidéosurveillance peuvent être parlants ou biométriques. Mais cela ne fait qu’intensifier un système que la Cour a déjà condamné à plusieurs reprises. Par exemple, dans l’arrêt Sunday Times c. Royaume-Uni (26 avril 1979), la Cour rappelle que « le citoyen doit pouvoir disposer de renseignements suffisants, dans les circonstances de la cause, sur les normes juridiques applicables à un cas donné ». Cela signifie que le public doit pouvoir avoir connaissance de la mise en place d’un dispositif de vidéosurveillance et des précautions qui doivent légalement être prises pour protéger la vie privée. La Cour a également dû rappeler au RU que toute ingérence doit être mise en balance avec les droits fondamentaux protégés par la CEDH. Elle ne doit en aucun cas décourager l’exercice de ceux-ci (CoEDH, Goodwin c. Royaume-Uni, 27 mars 1996). Bien que les faits de l’espèce ne visaient pas la vidéosurveillance, on peut considérer que celle-ci est à même de faire accepter dans les mentalités une sorte de droit de regard de l’Etat tout à fait contraire à la notion de vie privée. Plus récemment, le RU a également été condamné du fait du manque de voie de recours effectifs pour la personne qui a ou aurait fait l'objet de la surveillance et du manque d’informations précises et claires sur l’existence et les modalités d'utilisation de ces voies de recours (CoEDH, Perry c. Royaume-Uni, 17 juillet 2003). C’est également dans une affaire concernant le RU que la CoEDH a dû préciser dans quelle mesure la vidéosurveillance d’un lieu public peut constituer une atteinte à la vie privée. C’est uniquement lorsque « les données visuelles sont enregistrées, mémorisées et font l’objet d’une divulgation publique » (Peck contre Royaume-Uni, 28 avril 2003) que bien qu’elles aient été enregistrées dans un lieu public, donc un lieu où la notion de vie privée est plus restreinte, leur enregistrement peut constituer une atteinte.
Quelle explication donner à ces diversités de solution ?
Tout d’abord, la notion même de vie privée existait déjà en droit français (art. 9 du code civil: et art. 226-1 à 226-4 Code pénal) alors qu’à l’opposé, avant l’incorporation de la Convention, il n’y avait pas de protection générale du droit à la vie privée au RU. Sa protection était assurée par la prohibition d’une multitude de délits spécifiques : diffamation, harcèlement, nuisance… Ce droit n’était donc pas défini clairement. Plus généralement, leurs conceptions de la protection des libertés fondamentales diffèrent. Il y a au RU une préférence traditionnelle pour une protection non juridique (souvent politique) des libertés individuelles. En effet, plutôt que de se fonder sur des notions abstraites, à l’instar de la France, le RU, fidèle à la tradition de Common Law, préfère laisser une place importante à la notion de discrétion, ce qui explique la rareté des libertés fondamentales légalement opposables. Ainsi, l’idée que l’Etat doit garantir certains droits aux individus est basée sur la notion de citoyenneté. Mais ce concept est inconnu en droit britannique. Les individus sont conçus comme des sujets de la Couronne, ne bénéficiant pas de droits positifs les protégeant de l’Etat. Ils ne bénéficient que de droit résiduels et négatifs, c'est-à-dire que les individus sont libres de faire ce qu’ils veulent tant que cela n’est pas interdit. Le terrain pour la protection de ce droit était donc moins propice au RU qu’en France. Cela explique également l’importance de l’organisme de régulation en France, la CNIL, assistée de la Commission départementale des systèmes de vidéosurveillance : la France leur a donné les moyens de préserver une notion qui lui était chère alors que son équivalent britannique, l’Information Commissioner’s Office, ne dispose que de peu de pouvoir. Un facteur temporel explique aussi l’état actuel de la législation britannique : la vidéosurveillance a été mise en place en RU depuis bien plus longtemps donc a eu le temps d’être acceptée et de se développer. L’ICO explique que le processus de surveillance correspond à quatre phases : dans une première étape, la vidéosurveillance se fixe un but précis et public, la deuxième étape correspond à la « routine », la troisième étape à « la systématisation ». La quatrième étape est celle de la vidéosurveillance sélective : la vidéosurveillance cherche à croiser les informations, à les classer, à les échanger (La vidéosurveillance est-elle conciliable avec la liberté de circulation ? Par Claudine Guerrier). Ce développement précoce et croissant peut se justifier par la peur du terrorisme suscitée par les attentats de l’IRA et la proximité du RU avec les Etats-Unis, qui le rend plus susceptible d’être victime d’attentats.
La place de la Convention dans les droits internes
En France, l’art. 55 de la Constitution confère aux traités ou accords régulièrement ratifiés « une autorité supérieure à celle des lois (…) ». En outre, la jurisprudence française (1975 Jacques Vabre, et 1989 Nicolo) a précisé qu’un traité ne pouvait être rendu caduc par une simple loi émise après sa ratification. Les différentes lois adoptées récemment concernant le terrorisme, notamment la Loi n°2006-64 du 23 janvier 2006, n’ont donc pas d’effet sur la force de la Convention. Le RU étant un pays de tradition dualiste, sa ratification de la Convention ne lui a pas conféré d’effet direct dans son ordre juridique interne. Le Human Rights Act a donc été adopté en 1998 pour intégrer la Convention dans l’ordre interne. Il stipule que toute autorité publique doit agir de manière compatible avec la Convention et exige des juges britanniques qu’ils prennent en considération les décisions de la Cour de Strasbourg pour interpréter la législation, dans la mesure du possible, dans un sens compatible avec la Convention. Cependant, s’il cela n’est pas possible, les juges ne sont pas autorisés à écarter l’application de cette loi. Cette réserve préserve la notion de suprématie du Parlement chère au cœur des anglais. Le législateur britannique conserve donc un moyen détourné de contourner la CEDH puisque bien qu’il ne puisse pas officiellement adopter une loi contraire à la Convention, une telle loi ne pourra pas être écartée pas les juges au motif de son incompatibilité. Le juge européen peut alors intervenir pour condamner la législation mais il ne l’a fait jusqu’ici qu’avec une grande prudence. Comment l’expliquer ?
La vie privée, une notion difficile à définir
La notion de vie privée est fluctuante et couvre beaucoup de choses, elle ne peut être définie précisément mais évolue avec le juge (national et européen) qui en délimite les contours dans sa jurisprudence. Les dispositions la définissant étant imprécises, le juge européen a adopté une approche très casuistique. Bien qu’il en ait fait une interprétation extensive de manière générale, il applique un contrôle de proportionnalité très rigoureux pour assurer l’équilibre entre intérêt de l’Etat et celui de l’individu pour venir sanctionner toute ingérence non justifiée. Cependant, la Cour a reconnu aux Etats une marge d'appréciation étendue. Dans l'affaire Leander notamment, la CoEDH a souligné que : « Pour préserver la sécurité nationale, les États contractants ont indéniablement besoin de lois qui habilitent les autorités internes compétentes à recueillir et à mémoriser dans des fichiers secrets des renseignements sur des personnes, puis à les utiliser quand il s’agit d’évaluer l’aptitude de candidats à des postes importants du point de vue de ladite sécurité … Vu sa grande marge d’appréciation, le gouvernement défendeur était en droit de considérer que les intérêts de la sécurité nationale prévalaient en l’occurrence sur les intérêts individuels du requérant ». Rappelons que la Convention même prend en compte cet impératif de sécurité national puisque l'article 8, paragraphe 2, de la CEDH établit que : « Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. » Cette marge de manœuvre accordée aux Etats est bien sur encadrée puisque l’art.8 stipule que les restrictions doivent être prescrites par la loi. Cependant, la CoEDH a jugé qu’ici le terme loi doit être entendu au sens large, qu’il ne vise pas uniquement les actes émanant du législateur et mais également les textes réglementaires, les règles issues du droit international ainsi que les règles non écrites tirées par exemple de la Common Law (Sunday Times c. Royaume-Uni, 26 avril 1979). On voit ici encore que la CoEDH adopte une approche très prudente et laisse aux Etats une grande latitude. Pourquoi laisser une telle « marge d’appréciation » aux Etats? La réponse est liée au rôle de la vidéosurveillance qui tend à protéger l’ordre public et la sécurité intérieure et la fragilité de la légitimité de la Cour pour agir dans ce domaine. En effet, les autorités nationales sont plus à même que la CoEDH de déterminer les mesures nécessaires pour assurer la sécurité nationale, la défense de l’ordre et la prévention des infractions, pour des raisons pratiques tout autant que pour des raisons de légitimité. C’est sans doute la raison de cette approche casuistique de la Cour : elle se montre plus flexible dans les domaines où elle a moins de légitimité. On constate ici une incidence de la nature du droit interne sur l’application du droit international le concernant. Plus le domaine concerné est lié à la notion de souveraineté, moins le droit international peut s’imposer. Cela crée le risque d’une inégale protection des libertés, mettant en danger le rôle de gardien des libertés de la Cour. La comparaison avec nos voisins britanniques, qui ont choisi de sacrifier un peu de liberté à plus de sécurité, est particulièrement intéressante. Elle souligne le fait que le RU s’est exposé à de nombreuses condamnations devant la CouEDH et continue cependant de développer l’usage de la vidéosurveillance. Cela prouve que dès qu’il touche un domaine typiquement régalien, tel que la sécurité intérieure, le droit international perd de son influence sur le droit interne. Les facteurs internes, tels que la préexistence d’une notion similaire à celle protégée et une culture particulière de protection de ce type de droits seront ce qui déterminera le respect strict ou plus superficiel et contraint de la norme internationale.