La protection des lanceurs d'alerte : une analyse comparée des dispositions légales françaises et britanniques

Le 16 octobre 2019, la Cour Suprême du Royaume-Uni a rendu une décision selon laquelle le fait pour un juge d'être exclu de la protection établie dans la partie IV A de l'Employment Rights Act 1996 relative aux lanceurs d'alerte constitue une violation des droits qui leur sont conférés par les articles 10 et 14 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme (CESDH). 

La thématique des lanceurs d'alerte est fréquemment présente dans l'actualité, notamment depuis les débuts de l'affaire Julian Assange, un journaliste et militant australien, auteur de révélations par le biais de son site internet WikiLeaks sur la manière dont les États-Unis et leurs alliés ont mené la guerre en Irak et en Afghanistan. Plus récemment, d'autres personnes se sont retrouvés confrontés à la justice suite à des signalements et des dénonciations. Parmi eux se trouve Claire Gilham, une juge britannique. 

La qualification nécessaire de "travailleur" retenue par le droit anglais

En 2005, Claire Gilham a été nommée au poste de "district judge", un juge qui prend en charge une grande variété d'affaires en droit civil et droit de la famille. En 2010, des réformes législatives visant à réduire les coûts ont conduit les tribunaux à subir de nombreuses pertes financières. La requérante a fait part de ses inquiétudes à ce sujet, notamment vis-à-vis de l'état des salles d'audience, jugées inadéquates, de la hausse considérable de ses heures de travail ainsi que d'autres dysfonctionnements administratifs. Elle affirmait que la réunion de tous ces éléments pourrait avoir pour conséquence de provoquer un déni de justice. Ses inquiétudes ont finalement pris la forme d'une plainte officielle auprès des hauts fonctionnaires de Her Majesty's Courts and Tribunals Service (une agence exécutive appartenant au Ministère de la Justice du Royaume-Uni). Cette plainte constituait selon elle une "protected disclosure" ainsi que l'établit l'Employment Rights Act 1996 (ci-après désigné par l'acronyme ERA), ce qui signifie qu'elle n'aurait dû subir aucun préjudice du fait de la divulgation de ces informations. 

Or, la requérante estime qu'elle a subi un préjudice considérable : ses plaintes auraient été ignorées et elle aurait été victime d'intimidation et de harcèlement, ce qui a fortement nui à sa santé. En février 2015, elle a porté plainte devant l'Employment Tribunal, la cour compétente en matière de différends entre employés et employeurs, en revendiquant la protection due aux lanceurs d'alerte par l'ERA 1996. L'élément clé que les juges devaient prendre en considération était de savoir si elle pouvait être qualifiée de "travailleuse" ("worker") au sens de l'article 230(3) de l'ERA 1996 pour pouvoir bénéficier de la protection. 
L'Employment Tribunal a conclu que la requérante n'était pas une "travailleuse" au sens de l'article 230(3). La Cour d'Appel, qui a été saisie par la suite, s'est prononcée d'une manière similaire en lui refusant le statut de travailleuse.  

La Cour Suprême s'est ensuite prononcée sur la même question : le statut de travailleuse de la requérante qui la protègerait selon le droit national. Dans sa décision finale, la Cour lui a refusé ce statut en déclarant que dans son travail de "district judge", la requérante n'était pas liée par un contrat mais que sa position était plutôt dépendante d'une loi (d'un "statute"). Néanmoins, elle a ajouté que le fait de refuser aux juges d'être couverts par les dispositions relatives aux lanceurs d'alerte constituait une violation du droit de la requérante de pouvoir jouir des droits et libertés reconnus dans la Convention. Dans son cas, il s'agissait de son droit à la liberté d'expression. La Cour déclare ainsi qu'étant donné qu'aucun but légitime n'a été invoqué, il n'est pas possible de déterminer si l'exclusion dont est victime la requérante constitue un moyen proportionné d'atteindre cet objectif. Le juge en conclut donc, au paragraphe 37 de son jugement, que le fait d'exclure un juge de la protection accordée aux lanceurs d'alerte par l'Employment Act 1996 constitue une violation des droits qui leur sont conférés par les articles 10 et 14 de la CESDH. 

Cette décision soulève la question de la protection octroyée aux lanceurs d'alerte, une question qui a trait d'une manière générale à la liberté d'expression. Le statut des lanceurs d'alerte est régi différemment selon que l'on se trouve dans le système de droit français ou de droit britannique.

Une définition différente du champ de l'alerte selon les deux législations

Avant toute chose, il convient de donner une définition juridique du lanceur d'alerte. Selon une recommandation du 30 avril 2014 du Conseil de l'Europe, le lanceur d'alerte est "toute personne qui fait des signalements ou révèle des informations concernant des menaces ou un préjudice pour l’intérêt général dans le contexte de sa relation de travail, dans le secteur public ou privé." 

Plus précisément, en droit français, le lanceur d'alerte a été défini comme "une personne physique qui révèle ou signale, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime ou un délit, une violation grave et manifeste d'un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d'un acte unilatéral d'une organisation internationale pris sur le fondement d'un tel engagement, de la loi ou du règlement, ou une menace ou un préjudice graves pour l'intérêt général, dont elle a eu personnellement connaissance." Cette définition provient de l'article 6 de la loi Sapin II du 9 décembre 2016, relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique. Elle constitue le cadre juridique principal en matière de lanceurs d'alerte et harmonise la protection qui autrefois provenait de diverses lois dans des domaines très spécifiques. 

Il résulte de cette définition que le champ des dénonciations possibles est relativement vaste puisqu’il vise l’ensemble des crimes et délits. Des menaces pour l'intérêt général peuvent également faire l’objet d’une alerte, à condition que leur caractère soit "grave". De plus, en s'abstenant de définir ce qu'elle entend par la notion d'intérêt général, la loi permet une interprétation aussi large qu'incertaine. 

La loi exclut cependant certaines informations. Ainsi, "les faits, informations ou documents, quel que soit leur forme ou leur support, couverts par le secret de la défense nationale, le secret médical ou le secret des relations entre un avocat et son client sont exclus du régime de l’alerte défini par le présent chapitre."

Ces secrets sont toutefois limitativement énumérés, ce qui signifie qu'il existe un domaine résiduel de secrets qui pourraient encore être divulgués par les lanceurs d’alerte.

Des justifications existent face à cette restriction. Ainsi, l’article 7 de la loi Sapin II, qui crée l'article 122-9 du Code pénal, confère une irresponsabilité pénale pour la divulgation de certains secrets protégés par la loi "dès lors que cette divulgation est nécessaire et proportionnée à la sauvegarde des intérêts en cause, qu’elle intervient dans le respect des procédures de signalement définies par la loi et que la personne répond aux critères de définition du lanceur d’alerte prévus à l’article 6." 

Au Royaume-Uni, en revanche, le statut des lanceurs l'alerte est régi par le Public Interest Disclosure Act de 1998 (PIDA) qui introduit plusieurs amendements au sein de l'Employment Rights Act de 1996. Selon la section 43B de l'ERA 1996, le lancement d'alerte est défini comme "la divulgation par un salarié d'une information dont celui-ci estime raisonnablement qu'elle est faite dans l'intérêt général et qu'elle tend à démontrer l'un ou plusieurs des éléments suivants"[1]: "qu'un crime ou qu'un délit a été commis ou est en voie de l'être, qu'une personne ne respecte pas ou risque de ne pas respecter une obligation légale à laquelle elle est soumise, qu'un dysfonctionnement de la justice est survenu ou va survenir, que la santé ou la sécurité d'une personne est en danger ou risque de l'être, qu'un danger est causé ou sera causé à l'environnement, ou qu'une information tendant à démontrer l'un des éléments précités dans les paragraphes précédents a été, ou risque d'être, dissimulée".

Le cas de Claire Gilham illustre cette législation. En effet, selon cette dernière, sa plainte constituait une "qualifying disclosure" au sens de la section 43B de l'ERA, dans la mesure où les informations qu'elle dévoilait démontraient qu'un dysfonctionnement de la justice, ainsi qu'une mise en danger de la santé ou la sécurité d'une ou de plusieurs personnes, étaient susceptibles de se produire. Dans ce cas précis, la divulgation de ces informations constituait donc bien une "protected disclosure." 

Cependant, le lanceur d'alerte au Royaume-Uni n'est protégé que si l'alerte tombe dans l'une des six catégories précitées. Par ailleurs, aucune provision n'exclut certaines informations, comme c'est le cas en droit français avec la loi Sapin II. La seule exclusion envisagée est celle qui survient lorsque la personne ayant révélé l'information commet à ce titre une infraction.[2]

Une conception différente de l'auteur des révélations  

La qualification française semble plus permissive que celle donnée par le droit britannique. En effet, en droit français, le signalement peut provenir de "toute personne physique". L'auteur pourrait donc être un salarié, qu'il soit ancien ou actuel, un stagiaire, un candidat ou encore un collaborateur extérieur. Les personnes morales, en revanche, n’entrent pas dans la définition des lanceurs d’alerte. Par ailleurs, le lanceur d’alerte doit avoir eu "personnellement connaissance" des faits qu’il signale. Il ne peut donc s’agir d’un témoignage indirect ni d’un signalement fondé sur des rumeurs ou un ouï-dire.

Au Royaume-Uni, la protection est conditionnée par la qualification de "travailleur" ("worker"), ce qui vise toutes les formes d'emploi, au-delà du simple salariat, dans le but de protéger les intérêts d'un plus grand nombre de travailleurs britanniques. Cela inclut notamment les travailleurs intérimaires ("agency workers"). C'est sur ce point que s'était notamment interrogée la Cour Suprême dans l'arrêt Gilham en estimant que la district judge n'était pas une travailleuse, et en citant notamment l'absence d'une relation contractuelle. L'existence d'un contrat est présente dans la section 230(3) de l'ERA. Afin d'aboutir à cette conclusion, la Cour Suprême a examiné la manière dont a été nommée Claire Gilham à son poste et en a conclu qu'il n'y avait rien dans la lettre de nomination qui soit exprimé en termes contractuels. De plus, la Cour évoque le contexte constitutionnel du Royaume-Uni et le principe de la séparation des pouvoirs, selon lequel la branche judiciaire est distincte et indépendante du Parlement et du pouvoir exécutif. Ce facteur va à l'encontre de l'existence d'un contrat entre un juge et un membre de l'exécutif et souligne la différence réelle entre la position d'un juge et celle d'un travailleur employé en vertu d'un contrat.  

Ainsi, il existe des personnes, pourtant employées, qui sont encore exclues de la protection accordée par la législation britannique. C'est à ce niveau que peut notamment intervenir la liberté d'expression ainsi qu'envisagée au niveau de la CESDH. 

La santé du travailleur britannique, davantage protégée que celle du travailleur français

Le cas de Claire Gilham, au Royaume-Uni, illustre la réalité des effets nuisibles que peuvent avoir les signalement sur la santé physique et psychologique des lanceurs d'alerte. L'alerte peut ainsi conduire à un procès, à un harcèlement, un licenciement mais également à une dépression, à des ruptures familiales, à un isolement ou à un rejet. Les situations dans lesquelles se trouvent les lanceurs d’alerte peuvent également générer des conflits déontologiques qui peuvent être source de souffrance au travail. Claire Gilham, pour sa part, avait subi de graves intimidations et un harcèlement ayant fortement nuit à sa santé, au point de susciter chez elle un préjudice psychiatrique. 

Or, au Royaume-Uni, la disposition du paragraphe premier de la section 47B de l'ERA 1996 prévoit explicitement qu'un travailleur a le droit de ne pas subir de préjudice du fait d'un acte ou d'une omission, de la part de son employeur en raison de la divulgation d'une information classée comme "protected disclosure".[3] Le lanceur d'alerte britannique est donc protégé contre les répercussions négatives à son encontre motivées par l'alerte. De plus, selon la section 103A de l'ERA, le licenciement d'un employé est automatiquement requalifié en licenciement abusif si la raison principale de ce licenciement était que l'employé était l'auteur d'une "protected disclosure".[4]

La loi Sapin II, en revanche, ne comporte aucune disposition de cette nature et ne s’intéresse donc pas aux conséquences de l'alerte. 

La bonne foi, une exigence purement française 

Concernant l'obligation de bonne foi, explicitement présente en droit français à l'article 6 de la loi Sapin II, le gouvernement britannique a introduit un amendement à l'ERA 1996, par le biais de son Enterprise and Regulatory Reform Act 2013, qui a retiré l'obligation de bonne foi associée aux "protected disclosures". 

Auparavant, la partie IV de l'ERA 1996 ne protégeait les lanceurs d'alerte que s'ils avaient fait preuve de bonne foi dans leur divulgation. Désormais, cette obligation, qui figurait notamment à la section 43 de l'ERA 1996, n'existe plus dans le texte de la loi. L'exigence de bonne foi ne figure plus qu'au stade du dédommagement, avec une réduction de 25% des dommages lorsque l'Employment Tribunal affirme que le lanceur d'alerte n'avait pas fait preuve de bonne foi. Selon l'avocate Sarah Hogg, ce changement a pour effet "d'ouvrir les portes aux demandes préméditées et motivées par un intérêt personnel."[5] À l'inverse, l'exigence de "désintéressement" présente dans la loi Sapin II indique qu'il est nécessaire pour le lanceur d'alerte de faire preuve de bonne foi. 

En pratique, de telles différences entre les législations française et britannique peuvent avoir un réel impact sur le succès d'une demande. Ainsi, si l'exigence de bonne foi avait toujours été présente dans la loi britannique à l'époque de l'affaire Claire Gilham, la lanceuse d'alerte aurait pu être confrontée à l'argument selon lequel son initiative était motivée par un intérêt personnel, notamment car elle dénonçait une hausse considérable de ses heures de travail. Il lui aurait donc fallu démontrer le contraire, ce qui aurait constitué un obstacle supplémentaire à sa demande de protection. 

En conclusion, les systèmes français et britannique conçoivent la protection accordée aux lanceurs d'alerte de manière différente. Si la loi française semble protéger une plus grande catégorie de personnes, pour des signalements plus divers, la loi britannique octroie une protection plus qualitative en s'attardant notamment sur les conséquences négatives qui impactent le lanceur d'alerte. 

 


[1] Section 43B (1), ERA 1996: a "qualifying disclosure" means any disclosure of information which, in the reasonable belief of the worker making the disclosure, is made in the public interest and tends to show one or more of the following – 

[2] Section 43B (3), ERA 1996: "a disclosure of information is not a qualifying disclosure if the person making the disclosure commits an offence by making it."

[3] Section 47B (1), ERA 1996: "a worker has the right not to be subjected to any detriment by any act, or any deliberate failure to act, by his employer done on the ground that the worker has made a protected disclosure". 

[4] Section 103 A, ERA 1996: "an employee who is dismissed shall be regarded for the purposes of this Part as unfairly dismissed if the reason (or, if more than one, the principal reason) for the dismissal is that the employee made a protected disclosure".

[5] "The proposed change, however, will serve only to open the floodgates to self-interested and potentially calculated claims"

 

Bibliographie 

Législations

Employment Rights Act 1996

Recommandation du 30 avril 2014 CM/Rec(2014)7 du Conseil de l'Europe

Enterprise and Regulatory Reform Act 2013, Section 18

Loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique (1), dite loi Sapin II. 

Articles

Yves Broussolle, Les principales dispositions de la loi Sapin pour la transparence et la modernisation de la vie économique, 2017. 

Quentin Van Enis, La protection des sources journalistiques et des lanceurs d’alerte, 2017. 

Dominique Desbois, Lanceurs d’alerte : vers un statut unifié ? 2016

Jurisprudence

Gilham (Appellant) v Ministry of Justice (Respondent) [2019] UKSC 44

Internet

Site internet: https://www.xperthr.co.uk/editors-choice/government-amendment-to-whistleblowing-legislation/115476/