La reconnaissance d’un « troisième sexe » par la Cour constitutionnelle fédérale allemande : une avancée considérable vers l’intégration des personnes intersexuelles dans l’ordre juridique

 

Ni fille, ni garçon. Ou plutôt et fille, et garçon... Telle est la « problématique » liée aux personnes nées avec ce que l’on appelle aujourd’hui un Disorder of Sex Development (ci-après « DSD »), soit une supposée « anomalie » ou une « variation » du développement sexuel. Cela se manifeste au niveau des caractéristiques sexuelles primaires et secondaires, et de la génétique. On pourrait ainsi définir l’intersexualité comme « la présence, chez un même individu appartenant à une espèce gonochorique (à sexes séparés), de caractères sexuels intermédiaires entre le mâle et la femelle »[1]. Les personnes intersexuelles sont donc bien sexuées, et les différentes variations presque infinies. Il est difficile d’intégrer les personnes intersexuelles de manière univoque dans l’un des deux sexes. Le Défenseur des droits parlait ainsi de « réalité protéiforme difficile à appréhender »[2]. Elles restent cependant minoritaires[3].

Les opérations chirurgicales pratiquées, souvent de manière précoce, sur les nourrissons ou les enfants en bas âge pour « normaliser » les personnes sont controversées à cause de leur violence physique et psychique[4]. Elles révèlent en effet un problème d’acceptation de ces personnes nées « différentes ». Parce qu’elles ne sont pas nécessaires, leur abandon a été demandé par ceux qui en ont été victimes, certains médecins ou même le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe[5].

Le « sexe » ou « genre » est une notion aux diverses dimensions « chromosomiques, physiologiques, psychologiques et sociales »[6]. En ce qu’il constitue un « fait juridique et social qui l’accompagne tout au long de sa vie »[7], il est une composante importante de la vie d’un individu. Jusque récemment, seul un système binaire fondé sur l’existence d’un sexe masculin et d’un sexe féminin a été admis par le droit, la médecine et la société en général. La question de l’assimilation de l’intersexualité par le droit, soit de la création juridique d’un « troisième sexe » ou d’un « sexe neutre », est donc récente et inédite.

Comment est-elle envisagée dans les ordres juridiques allemand et français ?

Alors que la langue allemande intègre les genres féminin, masculin et neutre, seuls les deux premiers existent dans la langue française. Peut-on interpréter cette différence comme une plus grande souplesse de nos voisins d’outre-Rhin vers la reconnaissance, dans un premier temps sociétale, puis juridique, de l’intersexualité ?

Le 10 octobre 2017 (BVerfG, 1ère Ch, 10.10.2017, 1 BvR 2019/16.), le Bundesverfassungsgericht (Cour constitutionnelle fédérale allemande) a jugé dans une décision pour le moins exceptionnelle, adoptée à sept voix contre une, que l’impossibilité pour les personnes intersexes de pouvoir choisir un autre sexe que le sexe féminin ou masculin était incompatible avec la Grundgesetz (Constitution allemande). La requérante s’était ainsi vue reconnaître le droit de modifier le sexe féminin qui lui avait été attribué à la naissance afin qu’il corresponde à sa réelle identité sexuelle. Il s’agit d’une décision historique, grâce à laquelle l’Allemagne fait aujourd’hui figure de précurseur.

En France, l’affaire n’est pas montée jusqu’à l’échelon constitutionnel, et la solution proposée par la Cour de cassation est bien différente. Le 4 mai 2017, elle rejetait le pourvoi d’un requérant intersexe qui souhaitait substituer la mention « sexe neutre » ou « intersexe » à celle de « sexe masculin » sur son acte de naissance (C.cass, 1ère Ch. civile, 4.5.2017, 16-17189.).

 

I) Une conception traditionnellement binaire du sexe rendant difficile l’intégration d’un « troisième sexe » dans les ordres juridiques allemand et français

En Allemagne (§ 21 alinéa 3 Nr 3 de la Personenstandsgesetz – loi relative à l’état civil) comme en France (Article 57 alinéa 1 du Code civil), le sexe d’un nouveau-né doit être renseigné sur son acte de naissance. Mais seuls les sexes féminin et masculin peuvent être inscrits. S’il n’a jamais été imposé de manière explicite, le système binaire des sexes est généralement admis dans ces deux Etats, sur les plans coutumiers et normatifs.

De nombreuses dispositions s’appuient directement ou indirectement sur ce système, même au sein d’autres domaines du droit que le celui de l’état civil[8].

L’assimilation des individus à un sexe est perçu comme un moyen courant et nécessaire pour leur identification dans l’ordre juridique (BVerfG, op. cit., Rn. 45.). Elle permet en effet leur insertion dans la société, ce qui joue un rôle important dans leur vie, et facilite l’établissement de statistiques sur la population (BVerfG, op. cit., Rn. 8.).

C’est pour cela que le sexe doit être précisé sur la plupart des documents officiels comme les passeports[9], la carte électronique de sécurité sociale allemande[10], ou encore la carte nationale d’identité française[11].

Le renseignement du sexe apparait également nécessaire pour prévoir des dispositions spécifiques de protection ou de discrimination positive (BVerfG, op. cit., Rn. 58, 60. ; C.cass, Rapport du rapporteur, Mme Rachel Le Cotty, op.cit., p. 3.).

Les rédacteurs des dispositions desquelles sont issues la nécessité de renseigner le sexe des individus se sont fondés sur l’état des connaissances scientifiques et des réalités sociales de leur temps (BVerfG, op. cit., Rn. 62.). Or la « problématique » liée aux personnes intersexes n’était pas encore à l’ordre du jour. C’est pour cela qu’elles ne prenaient en compte que les sexes féminin et masculin.

Si l’on admettait aujourd’hui un troisième sexe, une part importante de l’ordre juridique et administratif devrait être structurellement repensée et réorganisée. Pour le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice, équivalent de la Cour de cassation), la création d’un troisième sexe pourrait ainsi affecter les intérêts de l’ordre public reposant sur le système binaire des sexes (BVerfG, op. cit., Rn. 14.). C’est également pour cela que la Cour de cassation a rejeté le pourvoi que le requérant avait formé contre l’arrêt rendu en appel. Au regard de l’article 8-2 de la CEDH, les juges de cassation ont jugé l’atteinte au droit protégé par l’article 8-1 de la CEDH comme proportionnée au but légitime de sauvegarde de l’ordre public qu’elle poursuit. En effet, le droit français étant fondé sur un système binaire des sexes, celui-ci constitue un « élément fondateur » « nécessaire à l’organisation sociale et juridique » (C.cass, op. cit., motif de rejet.).

Même s’il est possible depuis le 7 mai 2013 en Allemagne, de laisser vide le champ réservé au sexe d’un enfant intersexuel dans son acte de naissance (§ 22 alinéa 3 de la Personenstandsgesetz), cela ne revient pas à renseigner un véritable « troisième genre » ou à la reconnaissance d’un système non-binaire des sexes. Les juges constitutionnels allemands ont ainsi mis en lumière le fait que le gouvernement fédéral et les rédacteurs du troisième alinéa du § 22 de la loi allemande sur l’état civil n’avaient pas pris en compte les conclusions du Comité d’éthique allemand (BVerfG, op. cit., Rn. 6.) – et ce dès son état de projet. En avance sur la décision de la Cour constitutionnelle fédérale, le Comité avait, dès février 2012, qualifié l’absence de mention particulière pour les intersexes d’ingérence dans leurs droits fondamentaux à la personnalité et au traitement égal, ceux-ci étant constitutionnellement protégés[12]. Il préconisait alors l’adoption d’une législation proposant une troisième mention sur les actes d’état civil[13]. En 2013, dans leur contrat de coalition pour la 18ème législature, le CDU, la CSU et le SPD avaient pourtant mis un point d’honneur à évaluer et prendre en compte la situation des personnes intersexes en Allemagne (BVerfG, op. cit., Rn. 7.).

Avant la décision du 10 octobre 2017, les juges des instances inférieures faisaient aussi preuve d’un certain manque d’engouement envers la reconnaissance de l’identité sexuelle particulière des intersexes. La demande de la requérante avait toujours été rejetée au motif qu’en l’état actuel du droit allemand, seule une assimilation aux sexes féminin et masculin ou à aucun d’entre eux était possible. Pour les juges, la situation juridique ne contrevenait pas à la constitution (BVerfG, op. cit., Rn. 12, 13 14.).

En France, l’argument selon lequel le droit en vigueur ne permettait pas en cas d’ambiguïté sexuelle, de renseigner le sexe de la personne concernée par une autre mention que celle des sexes féminin et masculin a également été utilisé. Pour les différentes juridictions, cela revenait à reconnaître la création d’un nouveau sexe par voie prétorienne. Or cela ne rentre pas dans le cadre de l’office du juge judiciaire et de son pouvoir d’interprétation du droit. Aucune n’a exclu une potentielle évolution de la législation en ce sens. Mais cela doit être prévu par le législateur.

Il reste que la création d’un troisième genre pourrait participer à une plus grande stigmatisation des personnes intersexes, car elles sont vulnérables dans une société qui n’admet qu’un système binaire des sexes (BVerfG, op. cit., Rn. 59.). La reconnaissance d’un troisième sexe constitue en effet une « question de société qui soulève des questions biologiques, morales ou éthiques délicates ». Il faut donc pouvoir protéger les intersexuels de possibles stigmatisations du fait du manque réelle acceptation de leur sexe (CA Orléans, Ch. réunies, 22.3.2016, 15/ 03281, 11ème attendu.). Car force est de constater que ces stigmatisations ont déjà lieu, alors même que l’identité sexuelle des personnes présentant un DSD n’est pas reconnue juridiquement. Cela est également le cas lorsque, comme en Allemagne, elles peuvent ne pas renseigner leur sexe sur leur actes d’état civil (BVerfG, op. cit., Rn. 48.). Pour autant, les intersexes étant sexués, ils devraient avoir le droit de voir reconnaître leur identité sexuelle comme n’importe quel autre individu qui entrerait dans les cases « femme » ou « homme ».

 

II) Une volonté récente de mieux intégrer les personnes intersexuelles dans l’ordre juridique en Allemagne et en France

A) Les évolutions des législations

Déjà en 1794, le Code Prussien avait pris en compte le cas de intersexuels, alors appelés « hermaphrodites ». Il était prévu qu’à la naissance, les parents devaient choisir le sexe selon lequel ils préféraient éduquer leur enfant, avant que celui-ci ne puisse le déterminer librement à ses 18 ans[14]. Ces dispositions ont été abrogées avec la création du bureau de l’état civil et du registre des naissances par la loi relative à l’authentification de l’état civil et au mariage de 1875[15], qui ont rendu obligatoire le renseignement du sexe des nouveau-nés – avec un choix entre féminin et masculin.

Il a fallu attendre 2009 pour qu’il soit autorisé, grâce à l’instruction générale sur l’état civil, de suspendre l’établissement de l’acte de naissance d’un nouveau-né intersexe jusqu’à ce que son sexe puisse être déterminé de manière définitive[16].

En 2013, un troisième alinéa a été ajouté au § 22 relatif aux données manquantes dans les actes de naissance de la loi sur l’état civil[17]. Il permet de laisser vide le champ réservé au sexe pour les nouveau-nés dont le sexe n’était pas déterminable ; et ce sans délai. Le Bundesgerichthof avait cependant établi, au regard des travaux préparatoires de cette disposition, que le législateur n’avait pas voulu créer un nouveau sexe. Il s’agissait d’accorder aux personnes intersexes la possibilité de ne pas être assignées à un sexe qui ne leur correspond pas, afin que cela soit plus cohérent avec leur identité sexuelle (BGH, 22.6.2016, XII ZB 52/15, Rn. 12, 16, 17bb.).

Cette « avancée » a été jugée insuffisante car les personnes intersexuelles qui choisissent cette option apparaissent comme nullum (inexistantes) au regard de l’un des points centraux de leur identité juridique (BVerfG, op. cit., Rn. 16, 43, 45.). C’est pourquoi les juges constitutionnels ont décidé qu’il fallait leur donner la possibilité d’être réellement intégrées à l’ordre juridique sur le fondement de leur propre identité sexuelle. Cela participerait même à la sécurité et la clarté du droit de l’état civil (BVerfG, op. cit., Rn. 16, 46, 54.), et n’aurait pas d’incidence sur sa stabilité, ses conditions de modification n’étant pas touchées (BVerfG, op. cit., Rn. 55.).

En France, l’obligation de renseigner le sexe date de 1792 avec la laïcisation de l’état civil[18]. Au regard du droit en vigueur, la seule avancée notable concernant la situation des personnes intersexuelles est née de la Circulaire de 2011 relative aux règles particulières à divers actes de l’état civil relatifs à la naissance et à la filiation (NOR : JUSC1119808C, 28.10.2011, BOMJL n°2011-11, Point 55). Cette circulaire a reconnu que « lorsque le sexe d’un nouveau-né est incertain », les parents doivent demander au médecin de déterminer celui « qui apparaît le plus probable ». Si cela ne peut être fait de manière définitive, l’acte de naissance pourra être rempli sans la mention du sexe en attendant que l’enfant subisse un « traitement médical » approprié ; le but de ce traitement étant de pouvoir l’assimiler au mieux au sexe féminin ou masculin.

Contrairement à ce qui serait décidé en Allemagne deux ans plus tard, le « vide » doit être complété par décision judiciaire « dans un délai d’un ou deux ans » suite à la prise de « toutes mesures utiles ». Cette solution apparaît imparfaite car elle donne lieu à une obligation de moyen attachée d’un délai, sans laisser de véritable possibilité aux personnes intersexuelles d’évoluer et d’être reconnues dans leur identité sexuelle propre.

 

B) Les évolutions de la jurisprudence

Dès 2003, l’existence de personnes intersexuelles avait été reconnue par le Landgericht (Tribunal régional) de Munich (LG München, 1ère Ch., 30.6.2003, FamRZ 2004.). En octobre 2017, une nouvelle étape a été franchie. Les personnes intersexuelles doivent voir leur identité sexuelle reconnue, comme c’est le cas pour les individus de sexe féminin est masculin d’ici le 31 décembre 2018 (BVerG, op. cit., Rn. 66.).

Cela résulte tout d’abord du droit général à la personnalité, garanti par les articles 2 alinéa 1er et 1er alinéa 1er de la Grundgesetz. De celui-ci découlent les droits au libre épanouissement de la personnalité et au choix personnel et autonome de l’identité – dont l’identité sexuelle est une composante déterminante (BVerfG, op. cit., Rn. 36 ss.).

D’autre part, cette nécessité résulte du principe de non-discrimination de l’article 3 alinéa 1er 1ère phrase de la Grundgesetz. De la même manière qu’il protège les individus de sexes féminin ou masculin de discriminations fondées sur leur sexe, il protège également les personnes qui ne peuvent être assimilées durablement à l’un des deux sexes reconnus traditionnellement de discriminations liées à cette différence (BVerfG, op. cit., Rn. 56 ss.). Les juges constitutionnels ont aussi relevé que la notion de « Geschlecht » utilisée dans la disposition susmentionnée, traduisible en français par « sexe » ou « genre », est générale. Elle ne désigne donc pas exclusivement les sexes féminin ou masculin (BVerfG, op. cit., Rn. 60.). En outre, la constitution allemande ne comporte ni obligation explicite concernant la mention du sexe dans l’état civil, ni interdiction de reconnaître un sexe qui ne serait ni féminin, ni masculin (BVerfG, op. cit., Rn. 50, 59.).

En France, en 2015, le TGI de Tours (Jugement, 2ème Ch. civile, 20.8.2015.) avait fait preuve d’audace. Il avait affirmé que le rattachement du requérant intersexuel au sexe féminin ou masculin relèverait d’une « pure fiction ». Cela reviendrait en effet à imposer un sexe à une personne contre son « sentiment profond » et les constats biologiques faits à son égard. Selon lui, il fallait alors substituer la mention « sexe neutre » à celle du sexe « masculin » sur l’acte de naissance du requérant.

Les juges de première instance affirmaient qu’ils ne souhaitaient pas créer un nouveau sexe, mais seulement à constater l’impossibilité de rattacher le requérant à l’un des deux sexes traditionnellement reconnus, et le fait que la mention contenue dans son acte de naissance était donc erronée. A l’appui de ce jugement : l’interprétation donnée par la Cour EDH au droit à la vie privée garantie par l’article 8-1 de la CEDH dans le cadre de sa jurisprudence sur les personnes transsexuelles. La Cour avait affirmé que de la notion d’« autonomie personnelle », garantie par la disposition précitée, découlait le droit pour chacun d’établir son identité sexuelle (Cour EDH, Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], 11.7.2002, 28957/95, Rn. 90.). Elle avait ensuite confirmé que ce droit à l’autodétermination de l’identité sexuelle appartenait à la sphère personnelle protégée par l’article 8-1 de la CEDH, et qu’il constituait un des « aspects les plus intimes de la vie privée de l’individu » (Cour EDH, Van Kück c. Allemagne, 12.9.2003, 35968/97, Rn. 56, 69, 71.). Les juges de Strasbourg avaient enfin considéré la liberté de chacun de définir sa propre identité sexuelle comme l’un des « éléments les plus essentiels » du droit à l’autodétermination (Cour EDH, YY c. Turquie, 10.3.2015, 14793/08, Rn. 102.).

Le 4 mai 2017, la Cour de cassation a, comme les juges constitutionnels allemands, admis l’existence des personnes intersexuelles et de leur ambiguïté sexuelle (C.cass, op. cit., 1ère et 3ème branches.). De même, elle a constaté l’absence d’une liste limitative des sexes à inscrire sur les actes de naissance (C.cass, op. cit., 7ème branche.). Comme l’avait observé les juges des instances inférieures, les juges de cassation ont approuvé la possibilité d’un manque de concordance entre l’état civil et la situation réelle d’une personne intersexe (C.cass, op. cit., 8ème branche.). Ils ont aussi reconnu la nécessité du respect l’identité sexuelle au regard de l’article 8-1 de la CEDH (C.cass, op. cit., 1ère branche.). Mais comme nous l’avons signalé, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi du requérant sur le fondement de l’article 8-2 de la CEDH, soit de motifs d’ordre public.

 

III) La reconnaissance concrète d’un « troisième sexe » 

A) Les modalités de l’intégration des personnes intersexuelles dans l’ordre juridique

Le Bundesverfassungsgericht a proposé deux solutions au législateur pour intégrer les personnes intersexuelles à l’ordre juridique allemand (BVerfG, op. cit., Rn. 65.) : l’abandon général de la mention du sexe dans le droit de l’état civil, ou la création d’un troisième genre. Cela n’est pas prévu en France. Mais le Défenseur des droits avait tout de même proposé trois différentes mesures contre l’atteinte au droit à la vie privées des personnes intersexes[19].

Les deux premières rejoignent celles du Bundesverfassungsgericht. Il s’agit de la suppression générale de la mention du sexe à l’état civil, et de la création d’un troisième sexe - cette dernière étant pour lui la plus légitime. Mais elles ne sont pas envisageables en l’état actuel du droit français. Il a alors proposé la facilitation du changement de sexe à l’état civil par le biais d’une procédure « déclarative rapide et transparente », et ouverte aux mineurs. Pour les juges de Karlsruhe, la mention du sexe - et donc l’appartenance à une identité sexuelle - n’a d’importance que parce qu’elle est requise par le droit de l’état civil (BVerfG, op. cit., Rn. 46.). Le fait que cette donnée ait été conservée par chaque réforme du droit de l’état civil, manifeste un certain attachement du législateur à celle-ci. Ainsi, la mention du sexe dans les actes de naissance serait plutôt à conserver. Comme nous l’avons déjà constaté, les juges de la Cour de cassation voient en effet le renseignement du sexe sur les actes de naissance comme un élément indispensable « nécessaire à l’ordre juridique et social ». L’abandon général de la mention du sexe sur les actes de naissances ne semble donc pas être la solution qui sera privilégiée.

Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe préconisait la solution de l’admission un genre qui ne soit ni féminin, ni masculin[20]. L’Institut allemand des droits de l’homme va dans le même sens, puisqu’il s’exprimait en faveur d’une législation « geschlechterinklusiv », c’est à dire qui reconnait et protège tous les sexes ou genres[21]. Le dépassement du système binaire des sexes est la solution la plus audacieuse, mais aussi la plus adaptée. Les autres options sont insatisfaisantes car elles n’intègrent pas « positivement » les personnes intersexes à l’ordre juridique et laisse leur particularité reste méconnue.

Si le législateur allemand choisit la seconde option proposée par les juges constitutionnels, ces derniers ont ajouté que la mention créée pourrait différer des termes préconisés par la requérante (« inter », « divers ») (BVerfG, op. cit., Rn. 65.). En France, le requérant avait par exemple demandé l’inscription des mentions « sexe neutre » ou « intersexe ». Le choix de l’intitulé exact du terme est important pour éviter un effet stigmatisant.

La création d’une mention uniforme permettrait aux personnes intersexuelles ne se sentant appartenir ni au sexe féminin, ni au sexe masculin, de se voir reconnaître une identité sexuelle adéquate (BVerfG, op. cit., Rn. 17.), tout en déjouant l’argument selon lequel, l’objectif de la requête est en réalité d’accorder un droit à une mention « à la carte » ( BVerfG, op. cit., Rn. 46.).

 

B) Les incidences de l’intégration des personnes intersexuelles dans l’ordre juridique

La Cour constitutionnelle fédérale allemande est restée vague quant à l’étendue des besoins d’adaptation des règles matérielles existantes.

Cette difficulté ne pourra être surmontée que lorsque le législateur allemand aura décidé de la manière dont il va mettre la législation en conformité avec la Grundgesetz.

D’ici là, les procédures concernant les personnes présentant un DSD demandant une mise en concordance de leur acte de naissance et d’état civil avec leur identité sexuelle devront être suspendues. En outre, les dispositions controversées devront cesser d’être appliquées (BVerfG, op. cit., Rn. 66.).

L’Institut allemand des droits de l’homme avait proposé en janvier 2017 un projet de loi et une série de réflexions sur les besoins d’adaptation de chaque domaine du droit. Pour cela, il avait demandé leur avis à des personnes intersexuelles.

L’adoption d’une nouvelle législation implique logiquement de mener des enquêtes sur les besoins des personnes concernées, en lien avec elles, et avec des experts.

La nécessité d’étudier le cas et les besoins de protection des personnes intersexes avait fait l’objet d’une résolution de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe dès 2013 (Résolution 1952 (2013), 1.10.2013, Rn. 7.5.3.), et avait été rappelée par le Commissaire aux droits de l’homme en 2015[22] et le Défenseur des droits[23].

Les juges du Bundesverfassungsgericht ont insisté sur le fait que l’introduction d’un troisième sexe dans les registres d’état civil n’aurait pas de conséquence sur la liberté de chacun de choisir son identité sexuelle. Cela n’aurait en effet aucun d’impact sur le statut des sexes féminin ou masculin, et la possibilité de ne pas renseigner le champ lié au sexe devrait persister. Il n’y aura en outre pas d’obligation pour les personnes intersexes de choisir la nouvelle mention (BVerfG, op. cit., Rn. 51.).

Enfin, pour la Cour de Karlsruhe, les dépenses bureaucratiques et financières à prévoir pour créer les conditions formelles et techniques d’un troisième sexe sont nécessaires et justifiées (BVerfG, op. cit., Rn. 52.). Les juges de cassation français ont en revanche jugé que l’introduction d’un troisième sexe en droit français aurait des « répercussions profondes » et impliquerait des « modifications législatives de coordination » qui seraient trop importantes (C.cass, op. cit., motif de rejet).

 

Bibliographie

 

Législations et textes officiels

France

  • Article 57 alinéa 1, Code civil, version en vigueur depuis le 1.7.2006.
  • Point 49 et point 55, Circulaire relative à l’établissement des cartes nationales d’identité, NOR : INTD0000001C, 10.1.2000.
  • Article 1er et article 3, Décret n°2005-1726 relatif aux passeports, NOR : INTD0500343D, 30.12.2005.
  • Point 55, Circulaire relative aux règles particulières à divers actes de l’état civil relatifs à la naissance et à la filiation, NOR : JUSC1119808C, 28.10.2011, BOMJL n°2011-11.

 

Allemagne

  • Article 19 alinéa 1 1ère phrase et article 20 aliéna 1 1ère phrase, Allgemeine Landrecht für die preußischen Staaten (ALR), 1.6.1794.
  • Gesetz über die Beurkundung des Personenstandes und die Eheschließung, 6.2.1875, RGBl I S. 23.
  • § 4 alinéa 2 Nr. 8 Paßgesetz, 19.4.1986, BGBl. I S. 537, version en vigueur depuis le 7.7.2017.
  • § 29 alinéa 2 1ère phrase Nr. 4 Sozialgesetzbuch V, 20.12.1988, BGBl. I S. 2477, version en vigueur depuis le 17.8.2017.
  • Article 57 alinéa 6 Nr. 8 et article 62 alinéa 3, Verordnung zur Ausführung des Personenstandsgesetzes (Personenstandsverordnung – PStV), 22.11.2008, BGBl. I S. 2263.
  • Article 1 Nr 6 b), Gesetzes zur Änderung personenstandsrechtlicher Vorschriften (Personenstandsrechts-Änderungsgesetz - PStRÄndG), 7.5.2013, BGBl I S. 1122.
  • § 21 alinéa 3 Nr 3 et § 22 alinéa 3, Personenstandsgesetz, version en vigueur depuis le 20.7.2017.

 

Jurisprudences

France

 

Allemagne

  • LG München, 1ère Ch., arrêt, 30.6.2003, FamRZ 2004.
  • BVerfG, 1ère Chambre, décision relative à la reconnaissance de l’intersexualité dans l’ordre juridique allemand, 10.10.2017, 1 BvR 2019/16.
                Disponible à l’adresse suivante (consultée le 17.02.2018) :
                http://www.bverfg.de/e/rs20171010_1bvr201916.html

 

Cour européenne des droits de l’homme

 

Documents officiels

France

Compte-rendus

 

Allemagne

Compte-rendus

 

Conseil de l’Europe

  • Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, document thématique, Droits de l’homme et personnes intersexes, 6.2015.
                Disponible à l’adresse suivante (consultée le 21.2.2018) :
    https://rm.coe.int/16806da66e

 

Sources non juridiques

Page internet

 

Vidéo


[1] Haffen, K. V° Intersexualité, Encyclopædia Universalis.

[2] Défenseur des droits, avis n°17-04, 20.02.2017, p.2.

[3] Les chiffres sont variables, mais on estime qu’environ 1,7% des être humains naîtraient intersexuels. Fausto-Sterling, A., citée par le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, document thématique, Droits de l’homme et personnes intersexes, 6.2015, p. 18.

[4] Conseil d’éthique allemand, avis, Intersexualité, 23.2.2012, BT-Drs. 17/9088, pp. 104-108.

[5] ARTE, reportage vidéo, France : n’être ni fille ni garçon, 7.1.2017, 11 minutes et 7 minutes 55 secondes ; Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, document thématique, Droits de l’homme et personnes intersexes, op. cit., 1ère recommandation, p. 10.

[6] Cour de cassation, Rapport du rapporteur, Mme Rachel Le Cotty, 21.3.2017, n° Q1617189, p.9.

[7] Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, document thématique, Droits de l’homme et personnes intersexes, op. cit., p. 14.

[8] Concernant l’Allemagne, voir Institut allemand des droits de l’homme, avis consultatif, Geschlechtervielfalt im Recht - Status quo und Entwicklung von Regelungsmodellen zur Anerkennung und zum Schutz von Geschlechtervielfalt, 01.2017, pp. 30-38 ;

Concernant la France, voir Cour de cassation, Rapport du rapporteur, Mme Rachel Le Cotty, op.cit., pp. 5-6.

[9] En droit allemand : § 4 alinéa 2 Nr. 8 Paßgesetz (PaßG) ; en  droit français : Article 1er et article 3, Décret n°2005-1726 relatif aux passeports.

[10] § 29 alinéa 2 1ère phrase Nr. 4 Sozialgesetzbuch V (SGB V).

[11] Point 49 et point 55, Circulaire relative à l’établissement des cartes nationales d’identité. Il est en outre précisé que le sexe doit être mentionné selon les lettres « M » pour masculin et « F » pour féminin.

[12] Conseil d’éthique allemand, avis, Intersexualität, op. cit., p.59.

[13] Ibid., paragraphe 9.2, p. 182.

[14] Article 19 alinéa 1 1ère phrase et article 20 aliéna 1 1ère phrase, Allgemeine Landrecht für die preußischen Staaten (ALR), 1.6.1794.

[15] Gesetz über die Beurkundung des Personenstandes und die Eheschließung (première version de la loi actuelle sur l’état civil,), 6.2.1875.

[16] Article 57 alinéa 6 Nr. 8 et article 62 alinéa 3, Verordnung zur Ausführung des Personenstandsgesetzes (Personenstandsverordnung – PStV), 22.11.2008.

[17] Article 1 Nr 6 b), Gesetzes zur Änderung personenstandsrechtlicher Vorschriften (Personenstandsrechts-Änderungsgesetz - PStRÄndG), 7.5.2013.

[18] Cour de cassation, Rapport du rapporteur, Mme Rachel Le Cotty, op.cit., p. 19.

[19] Défenseur des droits, avis n°17-04, op. cit., pp. 10-14.

[20] Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, document thématique, Droits de l’homme et personnes intersexe, op. cit., 4ème recommandation, p. 10.

[21] Institut allemand des droits de l’homme, avis consultatif, Geschlechtervielfalt im Recht - Status quo und Entwicklung von Regelungsmodellen zur Anerkennung und zum Schutz von Geschlechtervielfalt, op. cit., pp. 38, 60, 65, 87, 99, 120, 122, 124, 125.

[22] Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, document thématique, Droits de l’homme et personnes intersexe, op. cit., 7ème recommandation, p. 10.

[23] Défenseur des droits, avis n°17-04, op. cit., p. 16.